Édito de novembre 2021 par Simone Berti

Secrétaire scientifique de la FEP

Former à l’incomplétude.

Réflexions sur l’acte analytique

À distance de plus de 40 ans les paroles de Lacan résonnent de grande actualité, celles prononcées à l’occasion de son voyage en Italie en 1974 et avec lesquelles il dénonçait le fait que les choses en étaient arrivées à un point tel que l’on ressentait toujours plus fort le besoin qu’il y ait des analystes, et il avertissait : « Mais ça ne dépend pas de moi pour que vous soyez analystes, je ne peux pas du tout le vouloir à votre place, ça doit venir de chacun […] Il faut que ça soit chaque personne qui se tâte là-dessus et qui se décide à vouloir l’être ».

On ne peut pas décider à la place d’un autre. On ne décide pas de son désir par délégation. Au regard de sa formation chacun se retrouve à soutenir et à articuler sa propre demande. S’autoriser de soi-même c’est cela, en première instance.

Être analyste est en fin de compte quelque chose de peu captivant et qui comporte même des traits “désespérants”.

L’analyste est quelqu’un qui se laisse consumer, qui s’offre en pâture à l’amour, un amour régi par la supposition d’un savoir totalisant que l’on s’attend à posséder.

La question de la formation analytique part de ces prémisses : L’analyste doit devenir le support d’une interrogation qui procède de l’attente d’un savoir qui se dérobe et sur lequel l’analyste doit reconnaître sa propre ignorance afin de ne pas en bloquer les effets. Outre l’assomption à son propre désir, on a à se reconnaître responsable de quelque chose qui ne nous appartient pas complètement et sur lequel nous n’avons pas maîtrise. Le désir peut prendre forme seulement à partir d’une ouverture vitale que l’on peut nommer incomplétude, parce que dans la complétude rien ne peut prendre vie en tant que désir.

Combien nous sommes éloignés d’une formation dans laquelle il s’agit de conférer un titre qui certifie la détention d’une professionnalité acquise une fois pour toutes et obtenue à la fin d’un parcours pré-établi ! Si le terme laïc résonne en allemand comme dilettante, “amateuriale” la formation en tant qu’acte analytique n’est pas professionnelle mais plutôt artistique et elle doit respecter le trait partiel, incomplet, du savoir dont il s’agit. On n’est pas analyste mais il y a de l’analyste à chaque fois qu’un acte posé se révèle analytique.

Freud, à propos de l’affaire Reik, affirmait que “la situation analytique ne tolère de tiers” et qu’avec cela on exclut l’opportunité de faire intervenir une autorité de quelque genre, fût-elle externe, en mesure d’authentifier ou valider la pratique analytique.

Naturellement cela a de fortes répercussions sur la question d’une possible réglementation juridique, cela crée dans la psychanalyse la question de son vide juridique que le législateur, au lieu de l’articuler, s’est hâté de faire taire.

L’histoire italienne de la psychanalyse des 30 dernières années a démontré une adhésion progressive, aussi tenace que méconnue, au discours culturel et économique dominant.

Les pratiques basées sur l’échange de la parole ont été insérées à titre complet dans les lois du marché et réglementées au nom de la sécurité des usagers dans le cadre d’une nouvelle loi de santé publique. La psychologie est le lieu où le sujet soutenu par un savoir normatif, performatif et de prestance, dans lequel le savoir devient une promesse d’unité. La vérité du sujet s’insère entre le discours médical et celui des sciences humaines, des discours qui produisent des modes de subjectivation adéquats à ces régimes. Derrière le même mot d’ordre “désirer” qui régnait durant les années 68 l’objet du désir est devenu bien autre. D’une époque à l’autre, il en est arrivé à être de nos jours complètement absorbé par la consommation et l’oubli.

L’idée du sujet qui aujourd’hui est dominante semble coïncider avec l’exigence d’une tenue sans trêve alors que la psychanalyse nous invite à le découvrir dans les actes manqués, les lacunes, dans la partialité. Le désir renvoie à l’angoisse et renvoie à une liberté, non sans liens. Le désir engage mais sur la base de liens qui sont hors de la dépendance. Le risque de la psychanalyse n’est plus celui d’être exclue de la médecine mais de se laisser inclure dans son empire ou dans celui, qui cherche à l’imiter, de la psychologie, de ses pratiques et ses modes de reconnaissance.

Comment est-il possible que toute la dimension tragique de l’oeuvre de Freud soit pensée comme la base d’un humanisme simplificateur et moralisateur qui prétend même dériver de la psychanalyse ?

Le psychanalyste exerce une profession mais cela veut-il dire qu’il est un professionnel ? En attendant, le savoir qui est en jeu n’est pas centré sur la compétence. Il n’est pas une garantie de consistance et de maîtrise. Il n’est pas délimitable, il n’a pas pour compétence d’arriver à un sens plein, et il ne comporte l’attribution d’aucune identité. Il reste plutôt partial, précaire, apatride.

Il y a nécessité de renverser la question et d’interroger au nom de la psychanalyse la demande de sécurité et de contrôle qui s’adresse à tous. La psychanalyse en effet ne peut pas demeurer une pratique sans prendre position en regard du conformisme, des implications sociales de la méconnaissance et du profit qui est en jeu dans les fourberies modernes du refoulement du désir et au regard des stimuli qu’apporte le all easy.

Dans sa fameuse lettre du 25 novembre 1928 au pasteur Pfister, que beaucoup considèrent comme l’acte qui établit le statut laïc de la psychanalyse, Freud affirme avoir voulu défendre la psychanalyse (à travers deux de ses oeuvres fondamentales, L’analyse profane et L’illusion) des médecins et des prêtres et de rêver d’une catégorie de pasteurs d’âme laïque “qui n’ont pas besoin d’être médecins et qui ne peuvent être des prêtres”. Invitant le psychanalyste à ne pas se confondre avec la figure du prêtre ou du médecin, il encourageait ainsi la psychanalyse à ne pas suivre les mirages du discours salutaire qui appartient à la religion, ni à emphatiser les effets thérapeutiques de la psychanalyse qui l’auraient réduite au discours médical ou thérapeutique.

Il s’agit donc de pousser l’interrogation jusqu’à ses extrêmes conséquences. Lacan écrit : Qu’il y ait de l’inconscient veut dire qu’il y a du savoir sans sujet.

Et tout de suite après : […] toutes les -logies philosophiques, onto-, théo-, cosmo-, comme psycho-, contredisent l’inconscient. Mais comme l’inconscient ne s’entend qu’à être écrasé d’une des notions les plus bâtardes de la psychologie traditionnelle, on ne prend même pas garde que l’énoncer rend impossible cette supposition de l’Autre. Mais il suffit qu’elle ne soit pas dénoncée, pour que l’inconscient soit comme non avenu.

D’où l’on voit que les pires peuvent faire leur mot d’ordre du « retour à la psychologie générale ».

Sur ce point, Lacan avait vu loin, en anticipant le fait que ce trait subversif de sa pensée aurait été mastiqué et digéré, partagé même avec certains discours politiques ou de marché. Le désir est en effet souvent enfermé dans des modèles de consommation, y compris de la consommation des idéologies en vogue, parmi les quelles est montée en flèche la psychothérapie elle-même.

Pour ce qui nous concerne, au contraire, un savoir sans objet est une métaphore et il appartient au psychanalyste de rester ferme sur cette dimension.

Si la psychanalyse est la peste et que nous ne voulons pas la réduire à une pratique aseptisée et rassurante, quelle responsabilité avons-nous alors que nous voulons la contagion de l’autre ? Mais surtout comment pensons-nous y répondre ?

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