Édito d’avril 2022,  par Laura Pigozzi

membre du bureau

La troisième vague

L’homme aimerait son propre bien mais choisit son mal. On le sait depuis Ovide (video meliora proboque, deteriora sequor) et Freud l’a formalisé comme pulsion de mort qui s’oppose à Éros. Quelle est cette jouissance qui fait que l’homme poursuit son propre malheur ? L’homme répète ce qui lui est désagréable, ce qui lui fait mal, ce qui va contre son économie personnelle mais dont il
n’arrive pas à se défaire.

Ce qui arrive aux individus arrive aussi aux États.

À l’école Cubberly High de Palo Alto, au cœur de la société californienne en 1967 – non pas dans une situation de pénurie et de restrictions mais dans une des meilleures situations sociales que l’humanité n’ait jamais réalisée – un groupe de jeunes gens découvre à leurs dépens quelque chose qu’en général les hommes, même les plus anciens, peinent à comprendre, c’est-à-dire la facilité avec laquelle la psyché humaine peut sombrer dans une masse prête à la dictature. Lors de sa première année d’enseignement, le téméraire professeur Ron Jones décide de faire, avec ses étudiants de 1ere, une expérience sociale, qui passera à l’histoire sous le nom « The Third Wave » (La Troisième Vague). L’exercice collectif vient pour répondre à la question d’un élève portant sur le rôle du peuple allemand dans la montée au pouvoir du Troisième Reich. Jones invente des dispositifs pour sa classe. Le jour où l’expérience commença, avant l’arrivée des étudiants, le professeur Jones redressa les bancs en anciennes rangées alignées et choisit Wagner comme fond musical. Les étudiants entrèrent, un peu étonnés, et Jones leur demanda de suivre quelques instructions simples. Pour un jour seulement. Il commença par modifier la posture en leur demandant de s’asseoir les pieds bien posés sur le sol, le dos droit et les bras croisés dans le dos pour faciliter la respiration naturelle. Il leur demanda ensuite de se lever lorsqu’ils voulaient intervenir et de s’exprimer de façon extrêmement synthétique, en employant très peu de mots, bien scandés. Le langage, le ton de la voix et le rythme ne sont jamais innocents : en parlant de cette façon-là le discours pouvait plus facilement devenir une sentence ou – lepas est bref – un ordre. L’enseignant se leva, écrivit au tableau, la formule « La force par la discipline », cherchant à en expliquer les avantages. Il y réussit, malgré ses convictions personnelles. L’expérimentation ne devait durer qu’un seul jour et Jones pensait que la classe, le matin suivant reviendrait à ses habitudes, avec les bancs disposés de façon fantaisiste et avec l’ordinaire brouhaha quotidien, mais lorsqu’il entra le lendemain il les trouva tous assis bien droits. Ils se levèrent comme un seul homme à son entrée. Le jeu s’était insinué en eux. Les étudiants de Jones voulurent poursuivre l’expérience et ce qui ne devait durer qu’un jour, en dura cinq. […]
À un certain moment, Jones appuya sur l’accélérateur et ajouta des noms inventés à ceux donnés par les informateurs pour souligner l’arbitraire qui accompagne une dynamique autoritaire. Chaque accusé, même injustement, dut entendre sa classe le traiter de « Coupable » et être exilé en bibliothèque. Jones commença à changer les règles établies au début de l’expérience sans trouver d’oppositions substantielles. « Nous étions prêts à être modelés. » dit un étudiant.
Et Jones : « J’espérais que naîtrait une très grande colère, j’espérais que quelqu’un entrerait et demanderait ce qu’il était en train de se passer, et j’aurais pu ainsi lui expliquer et lui dire : « Regarde ce que tu es en train de faire, tu es devenu exactement comme les fascistes. » et en finir là. Mais personne ne se rebella. »

Le vendredi, au terme de la semaine scolaire, l’expérience de classe – un laboratoire vers lequel
confluèrent sans cesse de nouveaux étudiants venant des salles voisines – avait répondu à la question sur le rôle du peuple allemand. Mais il avait aussi mis en lumière, non sans trauma, le côté obscur de la nature humaine.

Jones admettra que lui-même fut un temps partie prenante de l’expérience en assumant le rôle
de leader du groupe : « Ce fut vraiment une erreur, écrit-il, une chose terrible. Au début, j’ai été
poussé par la curiosité mais, ensuite cela m’a plu. Les élèves apprenaient rapidement, sans poser
de question. Ce fut facile d’être leur leader. » Il était arrivé ce que Freud avait compris à propos
de la psychologie des masses : la foule veut un chef afin que ce soit lui qui prenne en charge le sentiment de culpabilité par rapport aux pulsions bestiales, violentes et stupides de tous. Relisant Le Bon, Freud écrit « la masse a soif de soumission ». Deux ans plus tard, Jones se vit refuser la chaire pour des raisons apparemment étrangères à La Troisième Vague. Avoir levé le voile sur la nature de l’âme avait perturbé la sensibilité de beaucoup. Encore aujourd’hui, il y a beaucoup de gêne lorsque l’on pense au rôle du peuple allemand, il reste quelque chose d’inexplicable car on préfère l’attitude paranoïaque qui relève seulement chez l’autre une certaine perversion. Les guerres commencent de la même manière : avec la sous-estimation de la folie de l’autre. Et avec une hyper évaluation de sa raison. Le fascisme est une possibilité parce qu’il est simple. Dans le Fascisme éternel, Umberto Eco écrit que « nazis et fascistes se basaient sur un lexique pauvre et sur une syntaxe élémentaire afin de limiter les instruments pour le raisonnement complexe et critique. » et il ajoute que la formule « Quand j’entends le mot culture, je sors mon révolver » ne fut pas attribuée par hasard à Gœbbels. Pourquoi la simplicité a-t-elle le pouvoir de séduire tout le monde, y compris les plus cultivés ? De fait, tous ceux qui adhérèrent, ou adhèrent, à ces régimes ne sont pas sans culture.

La pulsion de mort, la brillante et tragique découverte de Freud, est active chez chacun, sous n’importe quelle latitude, dans l’ouest et dans l’est, comme une infection fondamentale dont l’homme est atteint, comme un virus dormant qu’il faut peu de chose pour activer.
Nous le voyons encore aujourd’hui…

[Extrait de Un mal d’enfance, en parution par Erès en 2022,
Collection Jean-Pierre Lebrun,
Traduction : Patrick Faugeras]

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