Édito de décembre 2020 par Laura Pigozzi

Le 21 novembre la FEP a organisé et réalisé une importante conférence très animée sur Féminisme et Psychanalyse. Le 25 novembre le monde entier a célébré la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Les initiatives ne manquent pas, sont décisives et indispensables, et pourtant on a l’impression que les débat, les livres, les nombreuses réflexions sur le phénomène semblent le laisser presque inaltéré. Il est un fait que, plus souvent que ce qu’il est légitime de le croire, une victime va-t-elle rester là où elle est l’objet d’un abus. Il semble que l’on n’ait point encore trouvé un levier suffisamment puissant pour modifier non pas le cours des choses mais au moins la position subjective de la victime. Cela n’est pas dû exclusivement au fait que les dénonciations que font courageusement les femmes restent lettre morte : certes, cela est une chose qui doit tout de suite être attentivement évalué et corrigé. Et pourtant, même alors, il resterait quelque chose qui nous échappe. Après de nombreuses années de présence sur le territoire des centres antiviolence, d’organisations spécialisées, pourquoi continuons-nous à entendre dans la voix des intervenantes de ces services, une note d’embarras profond, de frustration constante ? Qu’est-ce qui fait obstacle ? Proposer aux femmes des décalogues de comportements d’hommes violents à son utilité, mais il faut aussi tenir compte qu’une femme qui s’est liée à un homme séducteur et narcissique peut ne pas reconnaître en lui ces conduites dangereuses, de la même façon qu’un enfant pris en otage ne reconnaît pas le parent qui abuse de façon subtile et manipulatrice. Certains abus marque par l’exercice d’une fascination ne se manifestent pas tout de suite sous leur visage cruel mais ils sont précédés par leur contraire, par une sorte d’élection, de préférence ; un amour très spécial et exclusif. Les femmes prises dans cette toile d’araignée affective y restent si longtemps, des années parfois. Leur résistance à l’abus, est certainement due aufait qu’il s’agit de femmes, souvent pleines de vie, qui assument la tache désespérée de penser pouvoir changer un partenaire perçu comme fragile et à protéger : on touche ici le paradoxe de la femme abusée qui pense à protéger son homme violent, comme s’il était un enfant malheureux. Elles ne peuvent pas l’abandonner à son destin parce qu’elles s’en sentent responsables, et c’est ainsi que le paradoxe continue. Ici se situe une certaine omnipotence de la victime qui croit pouvoir endurer infiniment, jusqu’à la mort. Quel est donc le moteur pulsionnel, ce trouble affectif originaire d’où prend sa force ce délire paradoxal de la victime qui n’arrive pas à rompre le lien et qui, dans de nombreux cas, protège son usurpateur ? Il y a une régularité avec laquelle l’offenseur, après l’abus, entoure la victime de nouveaux soins et attentions. La femme vit ainsi dans un double régime d’abus et de sollicitude, de contrainte et de consentement ensemble. Ce double régime renvoie presque toujours à une scène plus originaire, où la contrainte et la sollicitude, le contrôle et la symbiose coexistaient. Il s’agit de scènes qui renvoient à l’enfance, de scènes qui ne parlent pas tant d’un enfant « classiquement » maltraité ou abandonné, pour lequel nous avons une littérature clinique assez féconde, mais plutôt le contraire, car souvent il ne s’agit pas d’un abus évident mais d’une sorte de « prédilection » à matrice perverse. Je fais référence précisément au type de relation qu’instaure le parent-Pygmalion qui pri  en otage les filles et les fils (on commence à avoir des maris battus) dans les mailles d’un filet tissé d’attention et de contrainte, pris dans le circuit maltraitance attention qui ordonne les abus domestiques. Cela a pour conséquence qu’ils sont aussi possédés par l’idée inconsciente que leur bourreau est l’Unique en mesure de leur offrir défense, protection, amour…et vie. La femme victime croit à la loi perverse d’un conjoint maltraitant : c’est sous le signe de la cruauté qu’elle peut arriver à croire qu’elle est aimée.

La question cruciale, souvent éludée, est le fait que les victimes de liens toxiques offrent à leurs bourreaux un consentement inconscient qui rend peu incisives les interventions juridiques et sociales en leur faveur. Si le parent-Pygmalion fut un temps l’apanage des pères, on le trouve plutôt aujourd’hui du côté des nouvelles mères qui déploient une attitude de soutien continu apporté à son enfant, attitude soutenue socialement comme s’il était un parent modèle : attentif, présent, gentil. En réalité il est trop attentif ; son attention devient contrôle. Si dans l’abandon l’enfant pouvait compter sur d’autres figures, le trop d’amour des parents contemporains sature chaque espace de l’enfant, incapable d’investir affectivement sur un autre type de relation. J’écoute les mères jalouses de la maîtresse, de la tante, de la belle-mère, et de sa propre mère. La relation du parent- Pygmalion tend vers l’Un. L’enfant « inclus » et la femme victimisée montrent une forme de « passivité », d’acédie face à l’envahisseur et se « laissent faire », manipuler, modeler. Persécuteurs et parents-Pygmalions emprisonnent leurvictime dans un double régime de contrainte et d’attention, de contrainte à laquelle elle semble cependant consentir. La victime est hébétée, anesthésiée, si confuse qu’elle ne réagit pas. Elle semble noyée dans quelque chose de sublime qui la domine : elle semble tomber amoureuse de son ravisseur, plongée dans un état de stupeur abyssale, où, par exemple, la femme paraît obnubilée, hypnotisée par son agresseur au point d’oublier ou de minimiser les agressions subies. Cet effet Stendhal désigne une expérience de profonde perturbation : il s’agit d’un trouble qui laisse le sujet dans un état de confusion extatique où il est capturé par quelqu’un qui exerce sur lui une fascination primitive.

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