Édito de février 2022 par Jean-Jacques Tyszler

Malaise dans l’hospitalité

 

Il nous faut tristement reconnaître que la question des migrations fait basculer une partie de l’électorat vers une droite extrême et décomplexée quant au rejet de l’Étranger.

Les images à la frontière Biélorusse ou du centre de réfugiés en feu dans l’île grecque de Lesbos réveillent de manière fugace une culpabilité mais nous devons souligner cette pente à l’anesthésie affective ; les grands aliénistes utilisaient ce terme pour décrire un sujet qui n’est plus affecté par la présence de sa famille, ses proches, ses voisins.

Notre vision est comme sidérée par le chiffre des drames en mer ou dans les cols de montagne, les disparus par noyade ou épuisement.

Notre regard sait il encore considérer ? 

En pleine crise sanitaire sont régulièrement remis à la rue les déboutés du droit d’asile, des familles entières souvent avec des enfants petits.

Même pour des exilés régularisés nous connaissons les délais vertigineux des rendez vous en préfecture pour les récépissés des papiers et leur renouvellement.

Les idéaux de la France comme  » Terre d’asile  » sont ils à ranger dans une période révolue de l’Histoire ? 

Nous refusons cet état de fait et rappelons la mise en garde de Freud dans son texte, malheureusement si prophétique, de 1915,  » Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort  » :  » …nous trouvons légitime la mort des étrangers et des ennemis et nous les y condamnons avec autant d’empressement et aussi peu d’hésitation que l’homme des origines …Chaque jour, à chaque heure, dans nos motions inconscientes, nous écartons de notre chemin ceux qui nous gênent … »

Nous ne fermons pas les yeux sur les lâchetés, les cruautés, les renoncements, tout ce qui fabrique ce climat de déshumanisation.

Le philosophe Jacques Derrida avait écrit en 1996 une déclaration lors d’une soirée de solidarité avec les sans-papiers : 

« Que devient un pays quand l’hospitalité peut être, aux yeux de la Loi, un crime ?  » 

On retrouve dans ce texte l’idée d’une honte tragique, pas seulement pour soi-même, mais la honte de ce que l’autre et l’Autre nous infligent.

Comment ne pas s’insurger contre la criminalisation des sauveteurs en mer, des maraudeurs en montagne et de ceux qui inlassablement remplacent les tentes de fortunes confisquées sur les plages de la Manche ? 

Laisser Derrida et d’autres penseurs être attaqués dans un meeting en Sorbonne, voilà bien l’indice de la Haine qui règne, comme contre Marx et Freud si souvent, avec un fumet d’antisémitisme à peine dissimulé. 

Devons laisser libre cours à la pulsion de mort ? 

Notre centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) s’est porté volontaire depuis quelques années au côté du service de psychiatrie de l’adulte de notre établissement de santé pour accueillir  » sans délai  » ce que nous n’appelons plus des  » migrants  » mais des sujets de l’exil ou en exil.

Des enfants et leur famille viennent depuis les centres d’accueil, les Cadas, rencontrer notre équipe.  

Nous avons rendu compte dans le  » Vocabulaire de la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent » publié récemment chez Ères de cette clinique si spécifique de l’exil.

Nous essayons d’expliquer pourquoi nous nous décalons du Traumatisme, bien entendu vécu, vers le  » pas tout traumatique « .

Nous rencontrons d’abord des deuils : deuil d’un parent resté ou mort au Pays, souvent un père, les grands parents, deuil du lieu d’origine, deuil de la langue …deuil de l’idéalisation du pays d’accueil …

Ce sont des traumatismes et des deuils enchâssés et nous nous guidons de la leçon de Freud dans  » Deuil et Mélancolie « . 

Dans les états de sidération de l’exil forcé c’est l’image arrêtée qui pose difficulté : l’enfant va raconter ou plutôt dessiner la même scène : le parent tué, la femme violentée, l’ami battu à mort …

Cette image arrêtée ne fait pas répétition au sens Freudien mais réplication.

Cette image gelée phagocyte celle du fantasme et tout le travail est de redonner couleurs au scénario fantasmatique qui irrigue la vie de désir de l’enfant, comme de l’enfant dans l’adulte.

L’imaginaire narratif des Mythes est sollicité, dans notre travail, pour que l’enfant puisse déposer transitoirement sa mémoire traumatique pour une mémoire universelle qui véhicule le même inlassable combat entre Éros et Thanatos.

L’enfant lira la façon dont la petite troupe de Thésée s’avance tremblante à la rencontre du Minotaure : l’échange des regards puis la lutte à mort.

L’enfant de l’exil est au bord du même réel, du même effroi que celui traversé dans le parcours de la migration.

Nous nous permettons de souligner ici que la psychanalyse n’est pas sollicitée ici uniquement à l’endroit du nouage des imaginaires (au miroir, du fantasme, et du récit) mais que la fonction dite du Nom-du -père est amenée à distinguer, pour l’enfant, les couples antagonistes : le bien et le mal, le juste et l’injuste, l’humain et l’inhumain.

Dire ce qui est, 

Nous espérons très prochainement honorer une journée d’étude au et avec le Musée de l’immigration de la Porte Dorée à Paris sur le thème du parcours des femmes dans l’exil.

Avoir le récit des femmes est très difficile tant les épreuves ne peuvent être rapportées.

Et pourtant l’expérience montre que dans des conditions d’accueil respectueuses et spécifiques, un point de désir à l’horizon peut s’ouvrir à nouveau.

Cette clinique n’est pas sans effet sur notre propre appréhension des questions de psychopathologie actuelles et nous déplacent profondément dans ce que l’on appelle trop rapidement  » la transmission  » de la psychanalyse : la clinique de l’exil nous oblige à revisiter bien des fondamentaux, ces dit  » Invariants  » qui un beau jour, tombent en désuétude.

Au delà de la question de l’exil, la notion d’hospitalité n’est pas toujours familière aux analystes.

Il est remarquable qu’ils reçoivent avec difficulté des questions nouvelles, celles des sexualités humaines, celles de l’éco-anxiété de la jeunesse face au défi climatique, celle de l’accentuation des ravages de l’économie libérale.

La psychanalyse est aussi bien moins irriguée par les pensées qui pourtant l’entourent : la philosophie, la sociologie, l’histoire …

Ne parlons pas du manque d’échanges tout simplement entre écoles et traditions différentes, le risque à peine refusé de l’endogamie.

La Fondation Européenne pour la psychanalyse est connue pour prendre des risques dans sa présence aux débats de société, même s’ils sont controversés.

Il ne s’agit pas de faire exception, mais au moins un(e), tout simplement.

 

 

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