Éditorial Février

La capocratie contemporaine

La situation italienne vue par une psychanalyste

Laura Pigozzi

Le déclin de la politique n’est pas seulement un événement historique et social, il prend sa source dans ce courant mortel et inhumain qui habite l’homme : une infection de l’âme, nommé par Freud pulsion de mort, qui n’est pas sans responsabilité vis-à-vis des régimes centralisateurs, si opposés aux désirs humains et aujourd’hui si répandus.

 Un vent souffle, non seulement en Italie, poussant vers une concentration des pouvoirs dans les mains d’une seule personne, comme le montre clairement la proposition d’une réforme en faveur d’un « premierato », une élection au suffrage universel direct du premier ministre, actuellement sous le regard de diverses forces politiques italiennes.

S’il est vrai qu’il y a une anomalie italienne – ce pays chaotique mais si beau, comme on le décrit si souvent à l’étranger – il est vrai aussi qu’il existe, de par le monde, différents systèmes qui sont passés de régimes parlementaires à présidentiels. 

Le constitutionnaliste italien Michele Ainis souligne cependant que, dans la réforme proposée par Meloni, c’est à dire l’élection directe du Premier ministre (le Président du conseil), a également besoin du soutien des deux chambres, le Parlement et le Sénat. Cela signifie, toujours selon Ainis, que l’on pourrait se trouver devant la situation où le Parlement, s’il était en désaccord avec le Premier ministre, pourrait voter contre le peuple qui l’a élu directement, vu qu’un gouvernement peut tomber si les forces politiques parlementaires retiraient leur confiance.

Même s’il ne s’agit pas de diaboliser le système présidentiel en tant que tel, il est néanmoins nécessaire, cependant, toujours selon le constitutionnaliste, que le Parlement soit fort, du moins comme aux États-Unis où, à côté d’un congrès puissant, on trouve aussi un système judiciaire fort. Ainsi, par exemple, il a été possible d’arrêter Trump, même si ce ne fut que vingt minutes avant le payement de sa caution, comme un hors-la-loi ordinaire, le traduisant non pas devant un tribunal mais l’enfermant dans l’une des prisons les plus dures et les plus surpeuplées. Par conséquent, un présidentialisme ne semble possible que s’il est entouré d’autres pouvoirs forts – la force exige la force pour se soutenir -, une situation qui n’est pas la situation italienne, où l’on voit plutôt un prince entouré de courtisans, souvent incompétents mais fidèles. Une autre anomalie locale est la possibilité de concentrer d’énormes pouvoirs dans les mains des secrétaires de certains partis, dont le mandat ne semble plus être à même de permettre le développement d’une ligne politique, mais se traduit par la gouvernance autoritaire de son groupe.

 

Je me suis permise de commencer ainsi mon propos pour deux raisons. La première pour répondre aux sollicitations de certains collègues de la FEP qui m’ont demandé de parler de l’Italie à l’occasion de cet éditorial. On sait que les Italiens sont connus pour souvent mal parler de leur pays, mais si toutefois ils le font, à mon avis, ce n’est pas parce qu’ils n’auraient pas le sens de leur pays, mais parce qu’ils l’ont très fortement : nous avons une idée, intériorisée aussi grâce à notre histoire, selon laquelle l’Italie, d’une manière ou d’une autre, s’en est toujours sortie et s’en sortira toujours, grâce à l’inventivité et au courage qu’elle a su montrer à diverses reprises. Par exemple, récemment, durant la tragédie de Covid où on l’a vue en première ligne lorsqu’il s’est agi de trouver des solutions inédites, étant donné qu’elle fut la première nation européenne à être frappée par le fléau, et des solutions qui ont fonctionné.

 Quel intérêt la psychanalyse peut-elle trouver dans ce discours ? Lorsqu’il s’agit d’identifier la pulsion de mort au travail dans le collectif, la psychanalyse se montre la science humaine qui, plus que toute autre, est apte à déceler les camouflages de Thanatos : c’est elle qui démasque les compulsions de répétition chez les sujets et dans les groupes humains et qui, par exemple, reconnaît la pulsion de mort lorsqu’elle se recycle dans l’ébriété sadique de l’homme au cours des guerres où l’on massacre aujourd’hui les civils, car c’est la seule à pouvoir dire, en connaissance de cause, que l’homme jouit en tuant et torturant. Tout comme il jouit dans les manœuvres de domination, qui n’ont même pas besoin d’être trop souterraines parce que les politiques eux-mêmes sont désormais familiers avec le concept de jouissance des masses dans leur pratique de soumission. C’est la raison pour laquelle personne n’arrête l’avancée des droites européennes assoiffées d’autoritarisme : car le chef, auquel l’individu s’identifie, hérite des fantasmes narcissiques infantiles d’omnipotence, donnant l’impression d’une plus grande « liberté libidinale », comme Freud nous le montre.

Pourquoi cela se produit-t-il ainsi ? Ce n’est qu’en recourant à la situation de soumission de l’enfant que nous pouvons rendre raison d’une chose aussi désagréable pour la pensée que la soif d’obéissance humaine, dont traite G. Le Bon dans Psychologie des foules. Cependant, nous savons que la masse met en évidence, dans l’action, ce qui reste inconscient chez l’individu. Alors, quelle est notre contribution à la dite « capocratie » contemporaine ?

Voici mon hypothèse : de nos jours, la fascination pour un dictateur ne provient pas, d’une fonction paternelle bien que déraillée – comme le pensait Freud, ce qui se produisait dans son monde -, mais elle s’enracine dans un pouvoir plus ancien, plus archaïque et plus puissant, qui précède celui du Père, un pouvoir à la merci duquel tout être humain s’est trouvé. Le chef dictatorial contemporain a la structure d’une mère toute-puissante et, même lorsqu’il revêt les insignes masculins, c’est un père-Nature, un père plusmaternel, très loin de la fonction symbolique du père. Au début de sa vie, tout sujet est dans une dépendance absolue à l’égard de la mère et ce stade primitif est le fondement de chaque être humain : si une mère n’était pas disposée à tolérer la dépendance totale de son bébé, il mourrait. Cela signifie que le fondement de l’être humain est la dépendance. Essentiellement, la subjectivation est un sevrage : non seulement du lait, mais aussi un chemin – semé d’obstacles, de tâtonnements, de régressions – à partir de la première dépendance.

 Le mal n’est pas seulement banal, comme H. Arendt l’énonce, il est aussi élémentaire, comme le dit E. Lévinas. Y compris dans le monde psychologique, l’émotion a pris une importance exagérée : son caractère élémentaire a fait qu’on la confond avec le fondement du fonctionnement humain. Les chefs qui savent provoquer des émotions peuvent aussi ne pas savoir comment gérer ce qu’ils ont suscité, au point que ces gouvernants prennent facilement plus de décisions en fonction de l’émotivité des gouvernés qu’en fonction de leur pertinence pour la nation : un exemple éloquent a été le Brexit où ont compté, quasi exclusivement, les appels aux sentiments de nostalgie et de patriotisme, épicés d’une certaine rébellion contre la « tyrannie experte ». Un autre exemple nous est donné par la capacité d’affabulation de Meloni, un talent qui nous surprend avec ses slogans très réussis, au grand impact émotionnel, qui mobilisent le ventre, mais qui ne se sont pas encore traduits par une efficacité gouvernementale. 

En effet, par exemple, la maman-Meloni (« Je suis une maman« , fut un slogan qui a joué un grand rôle en sa faveur) a coupé les fonds aux crèches et aux maternelles, des secteurs qui auraient dû être augmentés au lieu de cela, avant tout pour combattre un plusmaternel endémique qui sacrifie les femmes à une maternité domestique et les enfants à une impossibilité d’échapper au berceau familial, y compris durant nombre d’années à venir. En Italie, en effet, les enfants quittent la maison en moyenne à 30,5 ans, en France, à 24 ans : déductions faites des différentes mesures incitatives à l’adresse des jeunes dans les deux nations, l’écart de 6 ans ne peut cependant être lu qu’avec les seuls arguments économiques. Voir, encore emmailloté, un « frère de nid » (crêche) pourrions-nous dire, aide à la reconnaissance de quelque chose qui deviendra ensuite le fondement d’un lien social. En Italie, la moitié des néo-mamans ne travaillent pas : c’est une donnée aussi effrayante que souterraine. Leurs enfants ne fréquentent pas régulièrement au quotidien des structures socialisantes.

Investir dans l’éducation devrait être la première préoccupation d’un État à fonction paternelle: alors que l’école modèrera le plusmaternel familial, ainsi les investissements sur elle pourraient endiguer la nébuleuse totalitaire qui se nourrit du manque de lien social et culturel et de la chute d’une pensée critique. Politique et psychanalyse partagent au moins deux objets: les liens et l’altérité. En effet, la subjectivation – et nous le voyons en clinique – ne se donne que dans l’exogamie, c’est-à-dire dans l’être au-dehors de la famille, au-delà d’elle, dans un horizon qui ne la comprend plus. L’exogamie est le seul projet possible, non seulement pour la génétique, mais aussi pour l’éthique, pour la politique, pour l’existence humaine. Que veut tuer le totalitarisme sinon justement ce concept de l’Autre qui fait limite au Moi, parce que ce sont au contraire l’Un, et l’identité sur quoi il se fonde, qui tiennent le billet d’entrée au spectacle organisé pour la masse?  

La langue est devenue pauvre et élémentaire : les enfants arrivent chez nous avec une question préliminaire: « Je vais mal mais je ne sais pas dire comment je me sens« . Il est clair que de là à imaginer une demande d’analyse, la route est longue et insidieuse. Les jeunes ont de moins en moins de mots et sont touchés par une alexithymie répandue (du grec a, « manque », lexis, « mot » et thymos, « sentiment ») qui n’a pas d’équivalents historiques sinon à des époques primitives.

L’une des conséquences de l’appauvrissement linguistique est que le récit politique a remplacé le programme, par l’affabulation et le storystelling qui ont sapé le raisonnement : dans le discours, le système logique et les articulations entre les propositions ont sauté.

L’incapacité à reconnaître la logique entre les idées est l’une des plaies de la préparation des jeunes, habitués à une communication brisée et horizontale, déjà homogénéisée, qui fait perdre les liens de concaténation, essentiels pour articuler la pensée. Ce qui domine aujourd’hui, dans les théories qui régissent les processus de l’intelligence artificielle et les algorithmes qui la soutendent, c’est la probabilité, c’est-à-dire quelque chose qui, en tant que probabilité, ne peut que re-proposer ce qui a déjà été, ce qui se répète. La science des probabilités est une pratique qui élève la répétition au rang de paradigme, au lieu de la traiter comme un symptôme.

 S’appuyer sur des émotions, semble être devenu la substance d’une communication politique basée sur le tam-tam linguistique des tweets et des messages. Pour le populisme, le peuple n’est pas un sujet politique, mais un objet informe, une chose, un grand ventre, un chaudron d’émotions volatiles, un agglomérat à rendre homogène.  Le ventre est érigé comme un indicateur sans équivoque: Donald Trump a dit un jour, avec emphase, qu’il croit davantage à son instinct (gut, littéralement « intestin ») qu’à un conseiller.

Investir sur l’éducation (et non sur une simple éducation technique) devrait être la première préoccupation d’un État d’empreinte paternelle: de même que l’école modèrerait le plusmaternel familial, les investissements sur l’école pourront-ils un jour modérer la nébuleuse totalitaire?

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