Édito de juillet/août 2023, par Laura Pigozzi

Laura Pigozzi

La difficulté du lien social

La difficulté du lien social caractérise l’époque actuelle : la fascination et la dépendance apparaissent comme les modèles de la relation à l’Autre. Un nombre considérable d’individus court le risque de rester empêtré dans les rets ensorceleurs et arbitraires d’un gourou, d’un chef, d’un dictateur. Ces formations sont actives non seulement sous une dictature mais aussi dans le quotidien, aux organisations intérieures à la Cité, celles où le chef domine à l’aide d’une forme d’emprise hypnotique sur les individus et sur le groupe. L’absolutisme fanatique avec lequel certains leaders, tôt ou tard, demandent à être suivis ne serait pas possible sans activer une certaine aire hypnotique, primitive, hors la loi. C’est sur cette toile de fond que s’établissent des liens personnels trop collés, ou bien trop absents. Les frontières, à tous niveaux, cèdent ou se rigidifient. Dans l’étau entre les extrêmes du fusionnel et la rigidité mortifère de l’absence d’amour, auquel nous avons à faire aujourd’hui, l’amour de transfert et le discours analytique n’ont-ils pas à trouver leur place et se frayer un chemin, pour ouvrir une troisième voie – et une troisième voix – qui sont absolument indispensables face à l’effondrement de la civilisation ?

La préoccupation éthique de la psychanalyse ne peut être aujourd’hui qu’en même temps politique. Les nouveaux analysants révèlent souvent un type de citoyenneté inédite : le « citoyen- enfant », celui qui a peu de lien avec le collectif, aucun respect pour l’autre, ne connaît pas les règles de la négociation sinon la superbe disparité entre lui et les autres. Le sens civique ne lui parle pas vraiment : mais comment pourrait-il connaître la civilité si son premier Autre, l’Autre maternel, matrice des relations ultérieures, lui a présenté une version de la vie où la pulsion serait sans limite ; une existence où le sein de la mère a transmis cette consommation sans fin, que l’on retrouvera ensuite dans la quotidienneté néocapitaliste ?
La famille contemporaine aujourd’hui prétend diriger l’école, la santé et les lois. Mais la famille ne peut pas faire la loi précisément parce que la famille est l’endroit où le sujet est le plus traumatisé. Dans une publication récente, je suis allée à la recherche de la racine de la fascination pour un chef, un gourou, un leader, au détriment de tout esprit critique.

Être fasciné est une problématique actuelle. La fascination hypnotique apparait avec la naissance de l’homme au point que c’est l’enfant capté par la recherche du regard du sein de la mère. C’est là que nous avons été sujet à la première fascination. La subjectivation n’est qu’un long chemin d’affranchissement de cette captation et soumission originelle.

En effet, la clinique de la dépendance est celle à laquelle nous sommes confrontés chaque jour. La barbarie est une régression, c’est-à-dire qu’elle n’est pas la naissance de quelque chose de nouveau, mais l’émergence de quelque chose d’ancien et primitif qui fait retour. C’est un trait caractéristique des époques barbares que de chercher un chef à qui s’en remettre, un leader dont la “masse” dépend. Aux époques où la démocratie est incertaine, vacille, cette fascination qui a toujours existé pour chacun d’entre nous réapparaît. En effet, l’hypnose nous l’avons en nous, elle nous a constitués.

La difficulté du lien social La civilisation, en soi, n’est pas une frontière suffisante face à la barbarie, comme la Felix Austria (l’heureuse Autriche) l’a montré qui, bien qu’au zénith du progrès, fut en même temps le berceau du nazisme. L’Autriche était au début du XIXème siècle le pays des génies Freud, Wittgenstein, Hofmannsthal, Roth, Schönberg, Malher, Webern, Klimt, Schiele et d’autres encore. Et pourtant Zweig fut le « témoin atterré et impuissant de cette inconcevable rechute de l’humanité dans un état de barbarie qui, alors qu’on l’avait pu le croire un temps oublié, réapparaissait au contraire en brandissant clairement le dogme de l’anti-humanité comme programme d’action.”

Soif de soumission. Notre civilisation est en train de créer des employés de la dépendance. La dépendance est ce que Primo Levi appelait “l’infection originelle de l’âme”. C’est la déclinaison contemporaine de la pulsion de mort.
La dépendance se manifeste chez ceux qui se sont séparés avec moins de succès de la première symbiose maternelle et la répètent dans les substances toxiques – drogue, jeu, internet. Il s’agit de personnes qui restent sous la dépendance maternelle plus longtemps que nécessaire. La dépendance a toujours une dose de capture hypnotique.

C’est ainsi que l’on produit des citoyens-enfants qui sont le rêve de tout dictateur. On pourrait dire que la démocratie, plus fatigante, est un travail de résistance à cette force primitive.
Dans le registre de la clinique je suis souvent amenée à préciser lors des rencontres avec les parents que la séparation est l’exact opposé de l’abandon, lequel n’est rien d’autre que l’envers spéculaire de l’abîme de la symbiose. Il faut dire que si la mère, au tout début, de la vie n’était pas disposée à accepter la dépendance absolue de son enfant, celui-ci mourrait : le fondement de l’être humain est bien la dépendance. Toutefois, on peut dire que la psychanalyse n’a fait que souligner – dans ses différents mouvements et avec des paradigmes et des langages divers – que la tâche de tout être humain passe par un renoncement à l’unité originelle et imaginaire avec la mère.
Lacan pose la “sépartition” originelle (la chute du placenta), comme matrice de la séparation d’avec la mère et son sein lors du sevrage et de toutes les séparations à venir. Le concept de “sépartition” dit essentiellement que seul celui qui peut se séparer d’une partie de soi (c’est-à-dire soutenir la perte) pourra se séparer de sa mère et de ses substitues ultérieurs. Se séparer originairement, c’est d’abord perdre quelque chose de soi pour faire place à la vie, car si le sujet ne perd pas quelque chose de lui-même, il ne pourra pas perdre le sein ou le corps de la mère, c’est-à-dire qu’il ne pourra pas se sevrer. L’ère de l’accumulation dit que perdre est un tabou, mais perdre n’est pas l’angoisse : c’est plutôt une solution, car l’angoisse désigne, comme Lacan l’a repéré, un “manque de manque”.

Laura Pigozzi Freud

Freud écrit à Lou Andreas Salomé : « Ce qui m’intéresse, c’est la séparation et l’articulation de ce qui, autrement, finirait par aboutir à un magma primaire » (la bouillie originaire)
Une certaine forme de dépendance, liée à une insuffisante séparation, est le nom aujourd’hui le plus répandu de la pulsion de mort. Si l’homme a en lui un tel fond obscur et mortifère qui l’incline à la fermeture, à l’obéissance, à la passivité, c’est-à-dire au totalitarisme comme anéantissement du désir propre à la vie, il s’ensuit qu’une forte dépendance à la mère exacerbe cette tendance primitive de l’homme. Si les parents donnent la vie à leurs enfants, ils doivent ensuite se mettre en retrait pour les laisser vivre et non pas consacrer toute leur vie à leurs enfants, ni à les servir. Le prototype de la plusmère est celle qui te soumet en te servant.

La soif de soumission de l’homme, ne vient pas tant du père primitif, mais plutôt de la mère toute-puissante et toute-première tel le chef de la masse.
Celui qui a eu une mère suffisamment séparée de lui est moins exposé à ce type de fascination. Ainsi, si une des préoccupations éthiques de la psychanalyse est de travailler à la subjectivation des analysants, ce résultat a indéniablement une incidence politique. Ceci dans la mesure où elle fait contrepoint de cette façon à chaque effondrement de la civilisation, effondrement qui a sa racine mortifère dans la dépendance et la soumission à l’Autre primitif.

 

error: Contenu protégé