Édito de mai 2021 par Luigi Burzotta,
Président d’honneur de la FEP
L’histoire du personnage Œdipe se profilait chez le plus grand dramaturge de l’Antiquité dans une cérémonie religieuse. Tout le monde sait que Freud a fait du personnage de ce mythe grec le héros patronyme du complexe fondamental de la psychanalyse, dont Jacques Lacan aurait dit que ce n’est pas si complexe que ça, mais pour en faire plutôt le soutien de sa théorie du Nom. Toutefois encore au début de son enseignement – à la même époque où le peuple hétérogène du château de La Borde, tous les mercredis, laissait vide de tout son personnel cet Asile de tendance avant-gardiste, pour se rendre à Paris au Séminaire du Maitre – Lacan était en train d’articuler l’au-delà d’Œdipe. Toutefois devant un auditoire aussi nombreux que mêlé, il pouvait dire que « Œdipe dans sa vie même est tout entier ce mythe. Il n’est lui-même rien d’autre que le passage du mythe à l’existence. Qu’il ait existé ou pas nous importe peu, puisque sous une forme plus ou moins réfléchie il existe en chacun de nous, il est partout, et il existe bien plus que s’il avait réellement existé ». Ce qui donc est affirmé à ce moment par Lacan, tout en sachant que ce mythe n’est pas utilisable dans la pratique psychanalytique, c’est que « Œdipe existe, et qu’il a pleinement réalisé sa destinée jusque à ce terme, qui n’est plus que quelque chose d’identique à un foudroiement, un déchirement, une lacération par soi-même – qu’il n’est plus, absolument plus, rien ». Tout s’accomplit jusqu’au bout dans son histoire comme il avait été déjà écrit avant qu’il ne soit né, jusqu’à ce qu’Œdipe l’assume par son acte d’automutilation, mais c’est en tant que déjà passé au statut de père qu’il s’arrache les yeux des orbites. C’est à partir de cet acte qu’il demande qu’on le laisse s’asseoir à Colone, dans l’enceinte sacrée des Euménides, là où il y a la dénégation de la parole et où pour Œdipe commence l’au-delà du principe de plaisir pour réaliser ainsi la parole jusqu’au bout. S’il y a un endroit où il faut que les paroles s’arrêtent, c’est peut-être, nous dit Lacan, « pour qu’elles subsistent dans cette enceinte ». La mort de celui qui a tué son père et couché avec sa mère n’est pas différente de la fin du dernier descendant de la généalogie mythique, où la castration se propage de père en fils, Zeus, qui « après avoir fait beaucoup l’amour il s’évanouit devant un souffle ». Quelque chose de semblable se passe pour Œdipe dans cette enceinte, et ce qui se passe est d’une horreur sacrée, d’intolérable à regarder, est une espèce de volatilisation, qui à Lacan évoque l’expérience du protagoniste du conte d’ Edgar Alan Poe, Monsieur de Valdemar, qui hypnotisé in articulo mortis, lorsqu’on le réveille « n’est plus rien qu’une liquéfaction dégoûtante, la retombée totale de cette espèce de boursouflure qu’est la vie – la bulle s’effondre et se dissout dans la liquide purulent inanimé ». A tout cela, au drame de celui dont l’être est tout entier dans la parole formulée par son destin, fait écho le texte de Freud : Ne croyez pas que la vie soit une déesse exaltante surgie pour aboutir à la plus belle des formes, qu’il y ait dans la vie la moindre force d’accomplissement et de progrès. La vie est une boursouflure, une moisissure, elle n’est caractérisée par rien d’autre que par son aptitude à la mort. Ce mot moisissure nous reconduit toute de suite à ce qui aujourd’hui fait irruption dans l’existence de l’homme, cette forme de vie à l’état brut qui n’a pas une structure cellulaire qui lui permette de se reproduire toute seule mais qui a besoin des humains pour se propager sur le globe entier, en mutant continuellement son DNA. Cette vie à l’état brut, dépourvue de signification, s’adjoint au détour de cette vie qui est la nôtre, par elle-même transitoire et caduque, mais en lui ôtant par sa virulence ce quelque chose qui s’était produit, qui insiste à travers notre vie pour lui donner un sens. La mort qui survient à cause du virus est-ce encore la même qui peut donner un sens à la vie ? Une image s’impose à ce point, celle des cortèges faits de camions bâchés de l’Armée italienne, qui transfèrent les milliers de corps d’une ville à l’autre à la recherche d’un crématoire. La triste charge de ces camions était signalée par la lenteur solennelle de la marche, qui était le seul honneur funèbre qu’on pouvait leur rendre. Voilà que finalement le symbolique émerge avec un sens, avec un ordre qui surgit. Dans cet étranglement de la vie conjointe à la mort, dans ce couloir sans sortie, sans espoir qui peut paraître aussi la dialectique freudienne réglée par son masochisme primordial, dans cet instinct de mort radical, dont Freud nous parle, le génie de Lacan entrevoit quand même la voie de la pulsion où le désir surgit par le symbolique. Pour conclure je vais à la dernière leçon du Séminaire II sur lequel mon discours se base, au tout dernier paragraphe où Lacan avance que « l’ordre symbolique est rejeté de l’ordre libidinal qui inclut tout le domaine imaginaire, y compris la structure du moi. Et l’instinct de mort n’est que le masque de l’ordre symbolique, en tant – Freud l’écrit – qu’il est muet, c’est à dire en tant qu’il ne s’est pas réalisé. Tant que la reconnaissance Goya symbolique ne s’est pas établie, par définition, l’ordre symbolique est muet. L’ordre symbolique à la fois non-étant et insistant pour être, voilà ce que Freud vise quand il nous parle de l’instinct de mort comme de ce qu’il y a de plus fondamental, – un ordre symbolique en gésine, en train de venir, insistant pour être réalisé ». Dans cette prospective, au moment où l’ordre symbolique se réalise l’instinct de mort devrait se volatiliser en se transmutant en quelque chose d’autre, en pulsion par exemple, fut-ce de mort. En tout cas c’est dans l’ordre symbolique que, par l’intermédiaire de la parole, l’espace au désir, inconscient par définition, est ouvert, en permettant à l’être de parole toute possibilité de création ex nihilo