Édito de mai 2022, par Cristina Jarque,
vice-pr
ésidente de la FEP

Colloque de la FEP online sur « L’Érotisme », prélude au colloque présentiel à l’Ateneo de Madrid en décembre 2022.

La publication de notre dernier livre sur « Inceste et sexualité » a donné l’idée d’organiser depuis l’Espagne un colloque en ligne de la FEP intitulé « L’Érotisme », en avril dernier. Nous avons eu le magnifique soutien de l’Université de Mexico (UNAM Iztacala) qui a permis une grande diffusion du colloque en le transmettant en direct, via sa page FB. Nous avons eu le privilège d’avoir la présence de textes très intéressants qui nous ont fait réfléchir, à partir de la clinique actuelle et de la théorie, sur ce thème si important de nos jours. Pour n’en citer que quelques-uns, Gérard Pommier a abordé le sujet de l’inceste, soulignant le désir incestueux de l’enfant envers le père, Gorana Bulat-Manenti, Aspasie Bali et Zorka Domic nous ont fait réfléchir sur l’érotisme féminin dans sa diversité actuelle, Jean-Marie Fossey nous a rappelé le point de violence lié à l’érotisme depuis Georges Bataille, Laura Pigozzi a abordé le lien entre la pulsion de mort et l’érotisme, Claire Gillie a parlé de l’érotomanie, Emmanouil Konstantopoulos nous a fait réfléchir sur le semblant et le phallus, Hélène Godefroy a parlé de l’érotisme et de la forclusion. Nous avons également bénéficié de précieuses contributions de collègues mexicains et espagnols, notamment Octavio Patiño et Raúl Urbina (professeurs d’université au Mexique) qui ont parlé des nouvelles formes d’érotisme qui émergent et des changements qui s’opèrent dans la société actuelle. Cet événement était le prélude au grand colloque que nous organisons pour la FEP à l’Ateneo de Madrid, (avec le soutien inestimable de notre chère collègue Mayte Pedraza) qui portera le même nom et qui aura lieu en décembre. Grâce à la diffusion de l’événement en ligne, l’intérêt pour le colloque de Madrid a eu pour conséquence de saturer les places des intervenants dans le programme. L’érotisme est un sujet crucial pour la psychanalyse car tout être parlant s’est senti concerné à un moment ou à un autre par l’érotisme : en regardant une œuvre d’art, comme un tableau, en lisant un roman érotique, ou lorsque nous sommes touchés par la muse inspiratrice du poète. Bien que nous le ressentions, l’érotisme est difficile à théoriser car c’est quelque chose de très intime. Expérience qui se vit à la première personne et frôle généralement le Réel lacanien, qui est l’innommable, l’extérieur du symbolique. Lorsque j’ai lu George Bataille pour la première fois, j’ai compris pourquoi certains collègues m’avaient prévenu que sa lecture pouvait être perturbante. Le livre était « L’histoire de l’œil ». On peut dire que l’on trouve chez Bataille une  littérature érotique mais aussi perturbatrice. On dit que lorsque Bataille écrit, il fait preuve d’une grande cohérence car il ne se trahit pas.

Cependant, pour de nombreux lecteurs, ses livres, comme celui que je mentionne, « L’histoire de l’œil », sont lus avec un sentiment de difficulté et de perturbation. Avec Bataille, nous pouvons nous demander ce qu’est l’érotisme. Dans le dictionnaire, nous trouvons que « l’érotisme vient du grec Eros, amour malsain, qualité de l’érotisme, penchant débridé et malsain pour tout ce qui concerne l’amour ». En revanche, « érotique est voluptueux, libidineux, lascif, obscène, vicieux ». Dans le livre « L’érotisme », Bataille dira que l’être humain est le seul à pouvoir rendre son activité sexuelle érotique, car contrairement aux animaux, il a une activité sexuelle sans avoir nécessairement pour but la procréation. Pour Bataille donc, la qualité d’érotisme est attribuée à la relation sexuelle qui n’envisage pas la reproduction comme une fin. Nous pouvons nous demander ce qui différencie un acte érotique d’un acte qui ne l’est pas. La réponse est difficile, chacun doit y répondre à travers sa propre expérience. Ce qui est un fait, c’est que l’érotisme est du côté de la passion. Nous pouvons également dire qu’elle est ressentie dans le corps et que c’est une expérience qui vient de l’intérieur et qui se manifeste de nombreuses façons.

 Au moment de l’érotisme, non seulement la fin de la procréation est oubliée (comme nous l’enseigne Bataille) mais il peut aussi se produire ce que Lacan appelait « la petite mort », c’est-à- dire un oubli de soi, un effacement du sujet. La psychanalyse nous apprend que la mort et la vie dominent le champ de l’érotisme. L’érotisme recherche la fusion unique, totale, complète. Le désir érotique est du côté de la mort avec l’autre, fusionné, Bataille l’appelle l’érotisme des cœurs, une expérience d’agonie et d’extase comme le reflète la sculpture de Sainte Thérèse d’Avila de Gian Lorenzo Bernini. Les amours passionnées, même chastes, partagent la faiblesse et l’angoisse de la mort. Bataille parle de trois types d’érotisme : celui du corps, celui du cœur et le religieux. Tous trois trouvent leur origine dans la prohibition. L’érotisme frise la honte et l’obscénité. L’obscène, contraire à la pudeur, est ce qui est déshabillé. C’est quand ce qui est destiné à l’intimité est montré. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un érotisme différent qui trouve de nouvelles formes d’expression, tant à travers les réseaux sociaux que les mouvements féministes, mais l’érotisme reste de l’ordre du particulier, car il s’agit de quelque chose qui concerne l’intimité de chaque sujet. Dans l’acte érotique, nous entrons en contact avec quelque chose d’obscène, de dangereux, d’excessif, de pécheur et de condamné. C’est peut-être la raison pour laquelle nous pouvons associer l’érotisme à « l’Unheimlich » freudien. Le sinistre, le familier archaïque qui revient sans être convoqué. Nous pouvons le percevoir dans ce passage de « Histoire de l’œil », lorsque Simona joue, comme un enfant, avec l’œil du prêtre mort.  » Simona regarda l’étrange objet et le prit dans sa main, complètement décomposée, mais sans doute commença-t-elle immédiatement à s’amuser, caressant l’intérieur de ses jambes et faisant glisser l’objet d’apparence élastique. Lorsque la peau est caressée par l’œil, il en résulte une douceur exorbitante… ».

Il n’y a pas d’érotisme sans transgression.

Dans « Histoire de l’œil », Bataille nous met en contact avec les fêtes comme un besoin humain de convoquer l’excès orgiaque pour voir émerger l’érotisme. Dans l’orgie, la fusion entre les êtres s’ouvre, comme dans « Histoire de l’œil », où le narrateur et sa spirituelle et bien-aimée Simona organisent une fête qui débouche sur une orgie :

« Les rires absolument ivres qui ont suivi ont rapidement dégénéré en une orgie avec des corps qui tombent, des jambes et des culs en l’air, des jupes mouillées et du sperme. Le rire est venu comme un hoquet involontaire et imbécile, sans réussir à interrompre une surge…. brutale. Une demi-heure plus tard, mon ivresse commençait à se dissiper… J’étais pâle, plus ou moins ensanglanté et habillé de façon farfelue. Derrière moi gisaient, presque inertes et dans un désarroi ineffable, plusieurs corps scandaleusement nus et malades. Au cours de l’orgie, des tessons de verre avaient été plantés en nous, ensanglantant deux d’entre nous ; une fille vomissait ; et nous tombions tous soudainement dans des spasmes de fou rire, si déchaînés que certains avaient mouillé leurs vêtements, d’autres leurs sièges, d’autres encore le sol. Il s’en dégageait une odeur de sang, de sperme, d’urine et de vomi qui me faisait presque reculer de terreur ».

Les orgies sont une recherche de fusion avec une totalité. Un pur excès, un excès pur. On le voit aussi chez les Aztèques, les Mayas ou les Incas qui pratiquaient des actes, des rites et des sacrifices orgiaques. Ces actes permettaient d’accéder à un au-delà, quelque chose qui est aussi lié au sacré mais qui confine à l’angoisse et à l’érotisme.

Pour Bataille le rapport entre le monde sacré, érotique,  violent, excessif (ce qu’en psychanalyse on peut définir comme l’excès, la jouissance excessive), est contraire à celui du travail, de l’ordre, du rationnel (en psychanalyse on dirait la jouissance phallique, qui est régulée et limitée). Nous pouvons dire qu’ils sont dans une relation de bande de Moebius, l’extérieur et l’intérieur se déterminant mutuellement.

 L’érotisme joue souvent dans le champ de la violence et exprime l’inconscient car il montre le champ de la jouissance qui ne peut être nommée. Dans le séminaire sur l’éthique, Lacan dit :  » Le problème de la jouissance dans la mesure où elle se présente comme enveloppée dans un champ central, avec des caractères d’inaccessibilité, d’obscurité et d’opacité, dans un champ entouré d’une barrière qui rend son accès au sujet plus que difficile, inaccessible peut-être dans la mesure où la jouissance se présente non pas purement et simplement comme la satisfaction d’un besoin mais comme la satisfaction d’une pulsion (…) « .

Nous savons que personne ne sait rien de la jouissance pour pouvoir la mettre en mots. Dans la jouissance, le seul à savoir est le corps. L’érotisme possède deux faces qui fonctionnent comme une bande de Moebius : une face lumineuse qui mise sur la vie et une face sombre qui flirte avec le franchissement des limites et qui peut rencontrer l’angoisse et la mort. Il y a encore beaucoup à dire sur l’érotisme, c’est pourquoi nous attendons avec impatience notre grand colloque présentiel à Madrid en décembre prochain pour continuer à réfléchir ensemble sur ce sujet important.
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