Édito de mai 2023, par Gorana Bulat-Manenti

 

Aujourd’hui si la psychanalyse continue à propager les effets de vérité et ceci malgré les attaques et les critiques irréfléchies, c’est grâce à son accès à linconscient et la découverte freudienne impérissable de la causalité refoulée des symptômes à traiter. Sa place est assurée grâce aux travaux de Freud et plus récemment ceux de Lacan et de Dolto, de quelques autres grands défricheurs dont Gérard Pommier, un des fondateurs de la FEP. Et si Freud n’hésitait pas à faire recours à l’interprétation, Lacan, lui, ne restait pas silencieux non plus devant la détresse de ses patients. Lacan a insisté par sa clinique et ses apports théoriques à opposer fermement le discours Analytique au discours du Maitre dont la proximité avec la figure de « Urvatter » mène inévitablement à l’imposture, « à la canaillerie » disait-il. Cette élaboration de la dynamique des Quatre discours où nous constatons que le discours du Maitre est le discours le plus éloigné du discours analytique, signifie le point central de l’éthique de la psychanalyse, un des moments les plus fort et le plus lumineux des avancées lacaniennes. Pourtant la fâcheuse tendance à vouloir incarner « le grand Autre » détenant un savoir absolu et considérer les analysants comme des mineurs ignorants, persiste et signe, encore bien trop souvent. Cette manie à infantiliser, à traiter avec condescendance et avec des moues méprisantes ceux qui viennent nous voir dans les moments de grand désarroi n’était pas le cas ni de Lacan ni de Dolto et surtout pas de Freud. Mais cette posture si chère au patriarcat, insistante dans une identification abusive au père mort/vivant, a réussi à s’installer un peu partout, surtout après la disparition de Lacan.

 

Ce manque d’éthique qui consiste à ne pas considérer ses analysants simplement comme des « paires » à qui il suffit d’indiquer les moments d’ouverture de leurs inconscients loin des « Pères » tout puissants, appelés à diriger des foules associatives, nuit à la psychanalyse autant que ses ennemis déclarés. Les avancées sociétales, la place plus juste donnée aux femmes et la parole qui se libère comme jamais autour de la souffrance infligée aux plus vulnérables – les vieillards (scandale Orpea en France) ou des mauvais traitements infligés aux enfants (tout récent scandale des crèches), nous demandent de rester vigilants et de préciser les contours souvent trop flous de notre éthique.

Les concepts freudiens de fantasme, de trauma, de sexualité féminine, de la place du père sont à réactualisés et à remettre dans leur contexte d’époque. Car le rôle de la psychanalyse (par son accès au matériel incestueux refoulé) est de précéder et d’accompagner les acquis des libertés fraichement gagnés. Nous constatons parfois des tentatives de retours en arrière notamment avec la problématique de l’inceste – sciemment mise vite de côté, noyée, oubliée, malgré la parole des victimes qui est de plus en plus présente. Pourquoi les vérités civilisatrices sont-elles aussi vite recouvertes par le silence ? Ainsi une tribune du journal Le Monde (9/4/23) remarque que selon un sondage Ipso 73 % de plaintes pour abus sexuels sur les enfants restent classées sans suite. La psychanalyse remise à jour peut et doit contribuer à explorer la parole des plus faibles, des victimes.

 

 L’inconscient a un lien avec le politique.  Ses effets imprévisibles, partant de la sphère très intime de chaque citoyen, retentissent dans le domaine public sans que l’on puisse s’en apercevoir directement, « à l’œil nu » et le rôle de la psychanalyse est d’en découvrir les ressorts grâce à ses expériences cliniques et théoriques.

Travailler sur les symptômes pénibles de nos patients (mais surtout et tout d’abord sur les nôtres) nous permet de mesurer l’implication dans notre vie personnelle et sociale de ce qui a été soustrait à la conscience de nos pensées et de nos actes et d’en tirer quelques conclusions sur la nature du tressage étroit entre l’inconscient, d’une part, et le politique, d’autre part, entre le symptôme individuel et le symptôme collectif. Le lien social est aussi une formation de l’inconscient, il se soutient à son insu du pulsionnel refoulé, immiscé dans le langage qui le véhicule et qui est partagé avec d’autres.

 

À la poussée pulsionnelle, se prête la vie en groupe, propice à confirmer la croyance dans la possibilité de réalisation d’une maitrise, d’une jouissance totale, absolue. Cette jouissance pourtant hautement incestueuse peut être espérée grâce au fantasme du meurtre du père (Œdipe), fantasme individuel généralisable et susceptible d’un passage à l’acte collectif, comme l’a remarqué à juste titre Gérard Pommier, dans son livre « Libido illimited ». Comment tuer le père symboliquement, comment différencier le père réel mort depuis toujours, un père mythique, inexistant, seulement imaginable dans une masculinité faite toute de force, du rejet du féminin et   soutenir le père qui accepte sa place toute relative dans la suite des générations, ce papa qui aime transmettre, qui reconnait ses forces mais aussi ses faiblesses et sa vulnérabilité psychique ?

 

L’acte de l’analyste est posé pour que le passé soit retrouvé afin de permettre un avenir, que l’histoire, « la petite histoire » du sujet retrouve la grande Histoire de son époque. Le non-savoir, le « je ne veux rien en savoir » (hérité parfois de la génération précédente), peut dans la cure analytique, à travers « je peux parler » arriver à un « je peux savoir ». Oui, « il est permis de savoir à quel dieu obscur et incestueux il est usuel de faire objet de sacrifice, sacrifice de son propre désir devant les impératifs douteux des exigences d’un « moi » avide » et surtout lui sacrifier la vie de l’autre, du prochain, toujours trop différent et mis à la place du bouc émissaire, de celui qui doit disparaitre.

 

 « Nous n’avons de choix qu’entre affronter la vérité ou ridiculiser notre savoir » écrit Lacan dans la « Proposition sur le psychanalyste de l’École du 9 octobre 1967. N’oublions pas que le travail analytique est un travail de transmission, et dont l’éthique concerne le complexe de castration, « ne pas céder sur son désir » malgré « l’horreur » que l’analyste peut éprouver par rapport à son acte. La psychanalyse n’est pas une vision du monde. Grâce à ses concepts, elle permet de mettre en rapport et de saisir l’articulation de ce qui cause et commande notre pensée à notre insu. L’éthique de la cure exige un acte politique, puisqu’il permet de défaire des identifications aliénantes, incestueuses soumises à une puissance abusive.

Dans la théorie lacanienne, une identification peut être appelée imaginaire chaque fois qu’elle répond inconsciemment au désir d’un Autre aperçu comme totalité sans faille, « le grand A non barré ».

Le Maître est simplement une place du discours, et, hors cette fonction, l’imposture commence très vite. Le trait unaire est univoque, ce n’est pas un signifiant. C’est plutôt un signe par son caractère structural dans sa référence originelle à l’Autre. Il concerne le regard de l’Autre, l’assentiment de l’Autre, du choix d’amour. Tandis que l’Idéal du moi se trouve du côté de l’introjection symbolique, le moi idéal se situe du côté de la projection imaginaire. Le trait unaire est mono sémantique, nous indique Lacan. L’Idéal du moi ressort du narcissisme. Lacan dit avec beaucoup d’humour qu’il est beaucoup plus facile de se faire aimer par l’Idéal du moi que par l’original. Ne fait-il pas ainsi allusion à la duplicité paternelle, au père vivant et au père mort, contradiction insoluble pour la pensée consciente ?

 

La place de l’idéal du moi est dans la théorie freudienne occupée par le tyran, par le leader : « Le groupe, lorsqu’il s’unit autour d’un idéal, éprouve une jubilation analogue à celle du nourrisson entre six et dix-huit mois. Dans la foule, le semblable sert à pallier le défaut de la jouissance. Les traits identificatoires servent à arrimer la fixité du fantasme. Il n’y a pas d’inconscient collectif, mais le fantasme lui peut être collectivisé… L’inconscient n’est pas collectif, il se définit par l’absence du sujet dans un savoir qui lui échappe. Ce que la langue collective produit d’inconscient concerne les sujets un par un. Les formations de l’inconscient, le rêve, le lapsus, l’acte manqué ne sont que les effets d’un ratage de jouissance. Tel est le cas aussi pour le lien social qui est avant tout un symptôme – malaise dans la civilisation » écrit Gérard Pommier dans Libido illimited [1].

 

Le prochain Congrès de La Fondation Européenne pour la Psychanalyse se tiendra à Paris les 21/22 octobre 2023.  La FEP s’est toujours efforcée de ne pas rester « hors sol », de travailler autant sur l’individuel que sur le collectif. Ce Congrès se voudra un moment psychanalytique de gens du terrain, mais aussi un temps de rencontres avec tous les professionnels impliqués dans nos questions brulantes et actuelles :  psychologues, médecins, infirmiers, travailleurs sociaux, artistes, cinéastes, écrivains, journalistes, tous ceux qui, dans leur quotidien sont questionnés par cette problématique universelle du sexuel, de la violence et de l’inceste. Nous organisons ce Congrès en France dans le droit fil des Colloques de Paris sur Dolto, de Cherbourg sur le Suicide, de Caen sur le Deuil et tout récemment sur Le passage à l’acte, colloques qui ont su fédérer l’intérêt de différents collègues toujours présents en grand nombre avec des exposés passionnants car relevant de leur pratique enracinée dans le social.

 

L’importante question de l’Éthique, sera abordée à Barcelone lors du Congrès de Convergencia les 25,26,27,28 mai dont l’organisation est confiée à la FEP. Nous en attendons des avancés notables pour l’ensemble de la quarantaine d’Associations psychanalytiques venant du monde entier pour participer à cet événement.

 

[1] Gérard Pommier, Libido Illimited : Freud apolitique ?, Paris, Point hors ligne, 1984.

 

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