Édito de mars 2023,  par Laura Pigozzi

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Psychanalyse et économie

Notre capitalisme, qui est indubitablement agressif, est aussi un capitalisme enfant. Les mots ne sont jamais innocents définir « jeu » le système qui régit économiquement le monde est révélateur.

Et pourtant même le jeu des enfants a besoin de règles imposées par un tiers, extérieur à la partie. Au contraire, en ce qui concerne les échanges économiques de notre monde industrialisé, on a cru pouvoir les laisser sans une discipline, sans la conduite d’un tiers qui, étranger au jeu, dicterait les règles. On a cru qu’un jeu auto-administré pouvait, « par lui-même, donner vie à une société viable et efficiente [vu que] la théorie néoclassique a été amplement éprouvée et a montré sa valeur », comme l’exprime un des textes de Peter Ferdinand Drucker, présenté comme l’inventeur de la science du management. Drucker est considéré comme l’un des penseurs de l’économie sociale et de l’organisation d’entreprises parmi les plus éclairés et, alors qu’il écrivait « je crois fermement dans le libre marché » soutenait par ailleurs que les activités économiques sont le moyen « pour atteindre des fins non économiques, c’est-à-dire humaines ou sociales, plutôt que d’être des fins en soi ».

 

Tout en abordant un objet d’étude qui n’est pas véritablement le mien, je voudrai toutefois mettre en évidence certains points où l’économie révèle quelque chose qui – pour celui qui s’intéresse à l’inconscient – peut paraître problématique. Comme dit Piketty, professeur à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris « la question de la distribution des richesses est trop importante pour être laissée aux seuls économistes, sociologues, historiens et philosophes mais aura toujours une dimension subjective et psychologique ».

 

Le laissez-faire, sans direction ni discipline, a un débouché aveugle : si nous nous laissons aller à la pulsionnalité du marché nous nous retrouverons dans la barbarie. Le laissez-faire a semblé être un mécanisme magiquement autorégulé : le concept de « main invisible » est une métaphore créée par l’économiste écossais Adam Smith pour désigner la providence qui règnerait sur les transactions économiques laissées au libre jeu égoïste des privés. Une conception qui n’est pas éloignée des solutions « fabuleuses » de l’économiste américain Simon Kuznets, prophète des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix du siècle qui vient de s’achever, mais encore suivi, pour qui, les inégalités qui se sont développées dans les premières phases de l’industrialisation, tendent spontanément à diminuer durant les phases avancées du développement : il suffit de patienter un peu et la crue de la croissance soulèvera tous les bateaux. Le capitalisme infantile d’aujourd’hui joue dans le playground d’une finance fantasque et irrespectueuse de l’idée même de travail. Serait-il possible de réorganiser une telle vie économique pulsionnelle avec une conduite plus adulte que celle du jeu magique des marchés dont seule une élite possède peut-être les clés et qui semble ressembler au tour de passe-passe d’un illusionniste qui fait disparaître les billets de banque de tout le monde ? La pulsion qui domine l’économie contemporaine, et qui a rendu encore plus féroce le pouvoir de la richesse, se révèle comme une pure pulsion de mort qui est exercée, aujourd’hui encore, sans souci pour ses conséquences homicides sur les couches les plus fragiles de l’humanité.

 

Selon Keynes, pulsion de mort et argent sont associés chez le thésauriseur qui dévie la première vers la possession du capital, espérant ainsi calmer sa propre angoisse. Il y a un rapport entre angoisse, pulsion de mort et taux d’intérêt : le seul mécanisme qui peut amener la pulsion de mort à se séparer de l’argent, dit Keynes, c’est le taux d’intérêt en tant que signe du renoncement au « désir morbide de liquidité » et prix du détachement (temporaire) de ses bras rassurants. S’il n’y avait que des thésauriseurs, personne n’investirait et l’économie tomberait dans le piège de la liquidité.

Selon Freud, l’argent canalise les pulsions sadiques ; Keynes, son admirateur, est d’accord avec lui dans le fait de considérer l’argent comme bouc émissaire. Spinoza déjà, dans l’Éthique soutenait que les hommes qui délirent sont affectés par un objet qui n’est pas présent. L’avare, par exemple, ne pense pas à autre chose qu’à l’argent et l’ambitieux à la gloire – des objets absents – et on ne pense pas qu’ils délirent. Toutefois, selon Spinoza, l’avarice et l’ambition sont des sortes de délire, bien qu’elles ne soient pas cataloguées parmi les maladies. Chez Keynes et Freud, comme le soulignent Gilles Dostaler et Bernard Maris, « nous trouvons une conception similaire de l’argent où il ne s’agit pas, comme le pense la majorité des économistes, d’un instrument neutre inventé pour faciliter les échanges mais d’une réalité qui renvoie à des pulsions inconscientes profondément cachées, à l’érotisme animal, à la mort, comme l’illustre le mythe de Midas auquel font souvent référence les écrits de ces deux auteurs ». Comment mieux dire que la psychanalyse a affaire avec ce qui concerne l’homme et ses constructions, l’économie y compris ? Dans sa conférence de 1930, intitulée Perspectives économiques pour nos petits-enfants, Keynes soutient que « l’amour de l’argent comme possession, qui est distinct de l’amour de l’argent comme moyen pour jouir des plaisirs de la vie, devra être reconnu pour ce qu’il est : une passion morbide, quelque peu répugnante, une de ces propensions à moitié criminelles et à moitié pathologiques qu’habituellement on confie, avec un frémissement, à un spécialiste des maladies mentales.»

 

Il est intéressant de citer ici la conclusion de cette conférence consacrée aux petits-enfants, soit à l’humanité à venir car, à l’aide d’une métaphore spirituelle et efficace, Keynes met l’économie à la place modeste qu’elle n’a pas encore mais qu’elle devrait avoir demain : « Gardons-nous de surévaluer l’importance du problème économique ou de sacrifier à ses nécessités immédiates d’autres questions bien plus importantes et de plus longue portée. Cela devrait être une question de spécialistes, comme le soin des dents. Si les économistes parvenaient à se faire considérer comme des gens humbles, ayant une compétence spécifique, sur le même pied que les dentistes, ce serait merveilleux ». Keynes était peut-être un rêveur mais il est de cette sorte de visionnaires qui montrent une direction. Commencer à imaginer un capitalisme du lien, ou un marché de la solidarité, pourra devenir obligatoire dès lors que nous sommes entrés dans une époque où détruire et polluer, après avoir rapporté énormément dans le passé, commence à ne plus être un choix économique. Les libéraux eux-mêmes comprennent-ils que le libre marché est un piège pour tout le monde, y compris pour eux ? Il existe des exceptions. Une “capitaliste” à la tête d’une entreprise – avec un chiffre d’affaires de 18 millions d’euros en 2019 et 120 employés – mais aussi enseignante de Philanthropie stratégique à l’Université de Bergame parle de « philanthropie comme atout de développement socio-économique » et de « donations qui deviennent des investissements ». Elle s’appelle Francesca Masiero et déclare ouvertement « Notre capitalisme est malade ». Elle est docteure en philosophie, dirige l’entreprise créée par son père, fils d’un facteur : pensée et travail manuel, les ingrédients les plus pertinents pour créer. Nous voyons d’emblée un des avantages de la limitation de l’économie de marché, déjà au niveau des familles : nos enfants n’auraient plus à choisir leur cycle d’études universitaires selon « ce que demande le marché », même lorsque ce choix ne correspond pas à leurs aspirations légitimes.

 

Keynes critiqua sévèrement la pensée d’Adam Smith quant au pur laissez-faire, il ne croyait pas à la compétence d’un marché laissé à lui-même – comment ne pas lui donner raison, surtout aujourd’hui ? – et pensait que, dans certaines circonstances, il revenait à l’État de stimuler la demande. L’économiste Mariana Mazzucato de l’University College of London soulignait que c’est dans les années quatre-vingt que l’État s’est entendu dire qu’il devait s’asseoir sur le siège arrière et laisser le volant aux entreprises, les laisser libres de créer de la richesse et n’intervenir que pour résoudre les problèmes lorsqu’ils surgissent ». Il est regrettable que, comme on l’a compris, il n’y avait au volant qu’un enfant dangereux, sans permis de conduire. Même le libéral Drucker, personnage à multiples facettes, contradictoire mais, néanmoins intéressant, dit que « l’absence d’un objectif social de base de la société industrielle est notre vrai problème », et il ajoute : « Il faut développer une conception éthique de base de la vie sociale qui s’appuie sur la philosophie ou la métaphysique ».

Il apparaît clairement que l’économie, sans une direction politique mais aussi sans une direction que seules les sciences de l’homme peuvent lui offrir, n’a plus aucune possibilité de lier la pulsion de mort qui la domine. La psychanalyse est la science humaine qui, plus que tout autre, a l’expérience des métamorphoses de Thanatos, c’est elle qui peut démasquer les contraintes à répéter des sujets comme des collectifs humains, c’est elle qui reconnaît la pulsion de mort lorsqu’elle se recycle dans l’ébriété sadique de l’homme, dans les jouissances souterraines de domination, comme dans le plaisir de la soumission des masses. À ce propos, Freud, relisant Gustave Le Bon, écrit que « la masse a soif de soumission » car le chef, avec lequel elle s’identifie, hérite des fantasmes narcissiques infantiles d’omnipotence, en donnant l’impression d’une plus grande liberté libidinale ». Ce sont des fantasmes archaïques auxquels l’homme ne cesse de recourir et que la société a le devoir de lier à une construction collective civile. C’est seulement en prenant en considération la situation de soumission infantile, et en l’analysant, que nous pouvons rendre raison d’une chose aussi détestable pour la pensée que la soif d’obéissance dont parle Le Bon. Bien qu’écrivant ce texte en 1895, il énonce un propos qui reste valide aujourd’hui encore, à savoir « que seul un chef peut arriver à obtenir « des foules une docilité bien plus grande que celle jamais obtenue des gouvernements ». Mais la docilité n’est pas une qualité du citoyen, elle l’est plutôt des moutons.

 

Élias Canetti, dans Masse et puissance, ne cite jamais Le Bon même si les ouvertures des deux textes sont identiques : tous deux croient que le comportement de la masse contredit celui de l’individu. Dans la masse, l’autre est le même, et non pas le différent, ou mieux la différence s’est délayée à travers ce pacte qui nous reconnaît les mêmes à partir d’une base élémentaire comme le sang, la terre ou la haine qui, comme on le sait, lie plus que l’amour.

 

Pour la psychanalyse, contrairement à ce que pensent Le Bon et Canetti, il n’y a pas de fracture entre l’individu et la masse car cette dernière met à jour, dans l’action, ce qui reste inconscient chez l’individu. La pulsion de destruction est aussi active, toujours au niveau inconscient, dans les sociétés. Freud, en 1929, à un autre moment critique de l’histoire, aujourd’hui très cité pour ses analogies économiques avec notre époque, écrit : “Le problème fondamental du destin de l’espèce humaine me semble être le suivant : est-ce que, et jusqu’à quel point, l’évolution de la culture arrivera-t-elle à maîtriser les désordres de la vie collective provoqués par la pulsion agressive et auto destructrice des hommes.» Puis, en 1931, alors que les évènements prenaient un tour menaçant, il ajoute : « Et maintenant on peut s’attendre à ce que l’autre des deux puissances célestes, l’Éros éternel fera un effort pour s’affirmer dans la lutte contre son adversaire pareillement immortel. Mais qui peut savoir s’il gagnera et quelle sera l’issue ? »

Ne pas savoir comment cela finira ne signifie pas l’abandon de la lutte : combattre est déjà une façon de lier, dans une perspective civile, l’énergie de la pulsion agressive. Chacun comme il peut, à travers un livre, un film, un article, une œuvre d’art, un enseignement. Ce qu’il peut rester à nos petits-enfants, pour reprendre le titre de la conférence de Keynes, c’est le témoignage du fait que nous ne nous sommes pas soumis, sans chercher des alternatives aux forces autodestructrices. Voici pourquoi, aujourd’hui, il est nécessaire de soutenir une fonction paternelle qui n’a pas besoin de la masse et de la soumission pour justifier son existence. Et pervertir la nôtre.

 

Estratto da Laura Pigozzi, Un mal d’enfance. De la dépendance maternelle à l’infantilisme social, Eres, 2023

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