Édito de septembre 2020

par Jean-Jacques Tyszler

Les théorèmes d’incomplétude de Gödel ont marqué un tournant décisif dans l’Histoire des mathématiques et des sciences en général car il était démontré qu’existaient des propositions formellement indécidables. Toute théorie est incomplète. 

Le scientisme actuel qui prétend tout comprendre des dits troubles « neuro-développementaux » de l’enfant est une aberration scientifique. L’offensive qui est en cours pour inféoder le champ médicosocial à des plateformes uniquement dédiées au dépistage des seules maladies prétendument neurologiques de l’enfant est une faute éthique : c’est laisser à l’abandon des milliers de petits patients souffrant des symptômes les plus variés et pâtissant de l’enfermement et de la désocialisation en lien avec la fermeture des écoles des mois durant. Le poids des « experts » et les polémiques médicales suscitées autour du Covid se nourrissent du même constat : personne ne peut accaparer la vérité au milieu de tant d’incertitudes. La puissance publique se doit néanmoins « de gérer » la crise, au risque d’approximations et de contradictions.

Soulignons que Jacques Lacan a pris en compte, pour la psychanalyse, cette découverte majeure de l’incomplétude dans la logique mathématique ; déjà par l’utilisation de la formule inhabituelle « pas toute ». Une femme n’est pas toute soumise à la logique phallique, dira-t-il dans son séminaire Encore. Nous aimons dire par exemple que la grille de lecture des symptômes issus du confinement n’est « pas toute traumatique ». Il y a également l’écriture majeure du signifiant du manque dans l’Autre, S de A barré, dont nous faisons un des trépieds des « Noms-du-Père » avec le Phallus symbolique et le Nom-du- Père proprement dit. Les sociologues, les historiens, les mouvements des femmes interrogent et critiquent la psychanalyse sur son phallocentrisme et son éternel appel au Père. Freud avait prévenu qu’il n’était pas à l’aise avec la sexualité féminine et Lacan, malgré sa promesse, n’a pas donné beaucoup d’éléments pour écrire la vie fantasmatique au féminin. Ce troisième terme du Nom du Père, le signifiant du manque dans l’Autre est une chance pour donner formes et couleurs nouvelles à l’opération que la psychanalyse s’essaye à décrire dans sa praxis : nouer la nomination, la dimension de l’image et l’objet cause du désir, pour tout sujet de l’inconscient (cf Patronymies de Marcel Czermak). Les différences de culture et de croyances, de mythes et de récits, toute cette variété qui nous vient des migrations, exigent aussi de notre discipline un universalisme moins crispé sur toutes ses certitudes. L’incomplétude peut nous aider à supporter et à penser l’incertitude. L’incomplétude peut nous permettre de renouveler notre désir de psychanalyste. Cela est nécessaire pour la théorie comme pour la pratique analytique.

Les traditions et les filiations des Écoles sont heureusement bousculées dans l’expérience collective que nous traversons. Aucune ne peut confisquer la découverte Freudienne.

Comme le disait récemment la collègue de mon service, Ilaria Pirone, lors d’un colloque en Argentine, la psychanalyse est trop souvent hors sol, déconnectée du champ de la psychiatrie, de la médecine, et du champ social aussi bien. C’est frappant pour cette clinique de l’exil et de la demande d’asile, qui est la plus oubliée au milieu de toutes les conséquences induites par la crise sanitaire. Ces enfants de l’exil sont, pour certains, ceux que nous avons veillés à garder en contact tout l’été ; ce sont eux « qui nous obligent à tenir une vraie position dans la Cité », comme l’indique encore ma collègue pré-citée. Les désordres dans l’intime comme dans la vie de travail ont été notables depuis le confinement et se répercutent en ricochets. Les peurs paniques, les phobies extensives, les rebonds délirants, les épuisements anxio- dépressifs, les troubles complexes produits par l’infection elle-même… une riche sémiologie est à décrire et à élaborer. Plus simplement et plus massivement il y a cet enfermement forcé puis presque choisi dans la sphère privée, familiale et conjugale, avec son lot de régression œdipienne et de tyrannie domestique. Cela n’a épargné personne et la « distanciation » est corrosive pour bien des liens d’amitié et de proximité. Un point de la libido est devenu comme anesthésié pour se protéger sans doute mais cette forme de distanciation affective mérite toute notre vigilance. Les associations de psychanalystes ont continué tant bien que mal leurs activités d’enseignement par les moyens de la technique. La Fondation Européenne pour la psychanalyse s’honore d’avoir ouvert une des premières antennes de paroles à l’écoute des soignants, par des psychanalystes bénévoles. C’est un des traits d’identification de notre association de praticiens que de souhaiter participer aux heurt, malheurs et bonheurs de la Cité, considérant que la psychanalyse ne peut pas être dans une position d’exception, retirée sur l’Aventin, comme il est si souvent loisible de le constater.

Les prochaines journées Zoom marient la clinique et le politique, celles internationales « Étourdites » des 16, 17 et 18 Octobre « Inconscient et trauma » , celle du 21 Novembre « Féminisme et Psychanalyse ». Nous avons pu échanger cet été avec Jean-Marie Fossey, dans un coin de France, le Cotentin, épargné par le virus et la canicule… Nous évoquions le si réussi colloque de Caen qui avait réuni plus de 400 collègues sur le thème prémonitoire du deuil. Nous nous sommes promis de convoquer une fois la crise sanitaire passée, un colloque, enfin en présence, sur la question du passage à l’acte et de l’acting out, des troubles de l’agir, du geste suicidaire … Et de le préparer en amont par un séminaire à quelques voix. D’autres initiatives sont déjà annoncées comme à Bruxelles au Printemps, Trieste en juin et Barcelone à l’automne 2021 ; les membres de la Fondation participent aussi à de nombreuses publications sans allégeance doctrinale ni sectarisme. La rentrée s’annonce encore compliquée et pleine d’embûches ; gardons foi dans l’incomplétude : le pire n’est jamais sûr non plus !

error: Contenu protégé