EDITORIAL Septembre 2023

 

 Pour Gérard Pommier   

Gorana Bulat-Manenti

 

Gérard Pommier, un des fondateurs de la FEP, le dernier combattant du quatuor formidable qu’il formait avec Charles Melman, Mustapha Safouan et Claude Dumézil, nous a quitté le mardi 1er août à 11 heures du matin, quelques jours seulement avant son 82ème anniversaire (*). L’onde de choc de sa mort s’est propagée comme une traînée de poudre de Paris, ville qu’il aimait où il vivait et où il a poussé son dernier soupir, jusqu’à Buenos Aires, Rio de Janeiro, Rosario où il fut nommé professeur honoris causa, jusqu’à la Chine, Cuba, l’Islande où son œuvre foisonnante a trouvé des lecteurs assidus. Les larmes de ses amis, de ses élèves, de ses étudiants et collègues ont coulé à Berlin, Madrid, Barcelone, à Saint Pétersbourg, Kiev, à Rome, Cherbourg et Toulouse, à Caen et à Marseille aussi. Nous perdons un très grand homme dont l’importance de travail n’a pas encore pris sa réelle mesure. La psychanalyse s’en trouve orpheline encore une fois. Ma peine est immense. J’ai eu le cadeau de la vie d’être très proche de Gérard Pommier par notre passion commune pour l’invention freudienne, cela depuis de très longues années.

 

 Quelques jours après sa mort, j’ai fait un rêve auquel je ne m’attendais pas : j’étais avec Gérard Pommier et il me faisait la tête et je ne savais pas pourquoi. Lui, qui depuis quatre décennies était toujours si bienveillant avec moi, avait l’air contrarié, fâché. Dans mon rêve, après un temps, véritablement peinée, je lui ai demandé : Gérard, mon très cher Gérard, il y’a quelque chose qui ne va pas ? …Il m’a regardé, bouleversé et il m’a répondu :  » Mais pourquoi, Gorana, mais pourquoi vous êtes allée publier une annonce dans le journal, dans le Monde disant que je suis mort ?! Je suis là… ». Effectivement, immédiatement j’ai réalisé que, bien sûr, c’était fou cette mort, que Gérard était là, qu’il sera toujours là pour ceux qui sauront respecter son envergure impressionnante, son talent d’analyste. Le vide qu’il nous laisse est insupportable pour ses amis, ses analysants. C’est le même vide que laisse un pilier d’un pont lorsqu’il se brise. Le pilier de beaucoup de vies. Il sera possible de le reconstruire avec les matériaux que Gérard a laissés à chacun de nous. Il suffit de bien regarder, de bien chercher, de ne pas avoir peur du vide. Le symbolique ne consiste pas seulement à parler, il provient d’une reconnaissance de dette parricide au père que nous avons tous tué pour exister, dette que beaucoup préfèrent oublier, dénier, refouler. Déjà, les grenouilles se lèvent pour paraître plus grosses, et se gonflent sans vergogne : « dire très vite au revoir à Gérard, tourner la page » avec précipitation et hâte, en effaçant son travail.

 Ton rêve à toi Gérard était de continuer à œuvrer pour la psychanalyse. Tu me disais  » j’ai encore tellement de choses à dire, à écrire, à apporter de nouveau pour réveiller une psychanalyse endormie, inhibée, misogyne, arrêtée quelque part au siècle dernier, si figée depuis le jour de la disparition de Lacan« . 

 

 J’ai connu Gérard Pommier dans les années 80, un peu avant la dissolution de l’École freudienne. Lacan qui était l’analyste de mon mari, François Manenti, m’avait indiqué pour entreprendre une analyse (et non sans une certaine insistance), une seule et unique adresse, celle de Gérard Pommier.

Gérard Pommier a été mon analyste comme pour nombre d’entre nous, pendant de très longues années. Trois fois par semaine j’allais le voir en traversant le jardin du Luxembourg avec un rêve, un lapsus, un oubli à lui raconter. Les premières années c’était au boulevard Saint Michel et ensuite rue du Val de Grâce, dans son cabinet caché dans la verdure où il y avait tous les jours du matin au soir une petite salle d’attente bondée où j’ai noué de solides amitiés. La psychanalyse m’est rentrée dans les oreilles, quelle découverte inattendue ! Pommier m’a encouragé à devenir analyste reconnaissant mon implication auprès des patients que je recevais et ensuite, il est devenu mon superviseur pendant très, très longtemps. De notre travail commun pour la FEP, dès les années 90, et nos voyages ensemble, ont surgit de longues discussions autour de l’œuvre de Lacan, de Freud, mais aussi des publications de beaucoup d’analystes non lacaniens. Je l’interrogeais sur les livres qu’il écrivait, toujours avec un grand respect. Nous échangions sur ce qui se passait dans les institutions analytiques et une indéfectible amitié est ainsi née et s’est poursuivie jusqu’à son dernier souffle.

  Ma rencontre avec Gérard Pommier a changé ma vie. J’ai attrapé le virus de la psychanalyse, celui de vouloir à tout prix débusquer le désir, découvrir son mystère, pour atteindre une vérité nouvelle, celle qui était toujours là au bord des lèvres mais jamais dite, jamais formulée encore. Il m’a appris à donner aux autres ce que l’analyse avec lui m’a révélé, à aimer la clinique analytique, le terrien, comme il disait, il m’a appris surtout le courage, cette respiration de la vie, courage d’oser prendre des risques, et puis une grande joie de vivre, il m’a appris à savoir décider, à être responsable de mon inconscient, de ma parole, de mes actes, « à y aller » lorsqu’il le fallait. 

 

 Pour pouvoir me regarder dans le miroir de ma conscience éclairée par mon inconscient un peu récupéré, je continue à aimer la liberté et à dire une vérité, la mienne, où les autres se reconnaissent. A ne pas céder au découragement facile, à lutter pour des jours plus justes, pour les plus faibles, ceux qui ne savent pas, ne peuvent pas encore dire. Oui, j’ai appris à y aller, malgré les vents et les tempêtes, malgré tous les pièges obscurs de l’existence. La présence, l’écoute, le travail de ce géant et inventeur immense ont éclairé les plus sombres moments de ma vie.  Il m’a appris à autoriser les autres, à faire tomber les masques de la pulsion, car toute pulsion est doublée de la pulsion de mort, à dire que le roi est nu, à sortir la vérité du sujet ensevelie sous un moi prétentieux, à sortir le sujet caché sous un lien social douteux mais rassurant, Il m’a permis de ne pas passer à côté de ma vie.  « Penser en allant à sa séance « oui, je dirai » c’est l’espoir qu’il y ait du sujet, la promesse du sujet », écrivait-il dans son livre Mon aventure avec Lacan. Le désir c’est celui-là, disait-il, de dire sa parole singulière, d‘avoir l’audace de découvrir sous les amas de mensonges et préjugés d’un pouvoir, d’un temps et d’une culture d’une époque sa vérité profonde : par exemple celle de ma petite histoire qui se recoupait ainsi avec ce qu’on appelle la grande Histoire avec un grand H. Tout un pan méconnu d’une lignée juive, occultée, tue, interdite, a pu apparaître grâce à ma cure avec Pommier, je me suis sentie tellement soulagée, tellement plus forte.  Pommier savait ce qu’écrire voulait dire. Lors de chaque séminaire, avec chaque livre, avec chaque article dans la Clinique lacanienne, il prolongeait et ajoutait une nouvelle valeur au travail des deux grands défricheurs, celui de Freud et de Lacan. Loin de répéter certains passages hors contexte comme beaucoup, il a su articuler entre eux d’essentiels concepts lacaniens qui, sinon seraient restés en plan, isolés et éparpillés, loin de la clinique. Devant le malaise dans la civilisation insupportable, présent jusque dans les écoles d’analyse, il revenait à Freud et son Moïse et Monothéisme, n’hésitant pas à couper les branches sèches d’un passé révolu pour permettre aux nouveaux bourgeons de fleurir et de se libérer des discours aliénants. Horrifié par la récitation des dogmes, chers aux nombreuses associations lacaniennes, Gérard cherchait le sujet, sujet opprimé, aliéné à la jouissance d’un Autre improbable, soumis à ses turpitudes et brutalités.

 

Pour dénouer et défaire les fils de marionnettes auxquels nous pouvons rester assujettis toute notre vie, sous la commande d’un inconscient ignoré contenant un surmoi hérité des générations passées, il savait dans les analyses qu’il menait, loin de vouloir « le bien » de l’autre, rendre son bien, sa propre parole aux sujets venus le voir des quatre coins du monde. Nous savons que cette position iconoclaste lui a coûté cher, très cher. Vouloir libérer la psychanalyse de l’imposture du discours du Maitre, discours directement opposé au discours de l’analyste, il lui a fallu affronter la foule perverse que souvent forme une institution dont les membres névrosés solidaires soutiennent lâchement un grand mensonge : un des premiers livres de Gérard Pommier intitulé « La névrose infantile de la psychanalyse » lui a valu son exclusion et sa  répudiation parce qu’il avait osé affirmer que la psychanalyse se doit de sortir de la perversion polymorphe de l’enfant, et qu’adulte, elle doit s’affronter au génital, au féminin, sinon elle risque  de devenir une perversion comme les autres. Devenir un sujet nouveau, par définition demande une grande audace, une solitude, un temps où la voix reste sans écho. Des résistances qui allaient jusqu’aux tentatives d’une sorte de dévoration se sont dressées contre lui. Lacan connaissait déjà cette épreuve réservée aux plus grands esprits comme Spinoza, comme celles et ceux qui osent, au prix de leur vie, ne pas céder sur leur désir. 

 

Gérard Pommier savait depuis Libido illimited quel lien existe entre le symptôme individuel et le symptôme social, il osait poser son acte d’analyste depuis son fauteuil ou dans la rue, pour protester contre l’exclusion de la psychanalyse des instituions, des hôpitaux, des universités. Il était un homme engagé, très engagé. L’interdiction de l’inceste qui est la clef de voûte de la psychanalyse dont la transgression facile et autorisée sévit dans nos sociétés, était la raison de ses nombreuses et difficiles batailles.

 

Pommier anticonformiste, auteur du magnifique livre Féminin Révolution sans fin a pris le parti des combats des femmes à l’université, il a soutenu les plaignantes. Certains collègues attachés aux bénéfices du patriarcat se sont dressés contre lui. L’enquête menée par l’Université même, lui a donné raison. Encore un acte analytique qu’il a posé dans le social, au prix de grandes souffrances. Aujourd’hui il y moins d’harcèlement de femmes et d’hommes dans les universités françaises. Le rôle de la psychanalyse n’est pas de soutenir le plus fort, l’abus, pour travailler sur le fantasme, il faut d’abord reconnaître et différencier la victime du bourreau. 

 

Gérard Pommier tenait à transmettre, généreusement. C’est comme ça qu’il a écrit ses nombreux livres.  Comme Freud et Lacan l’avaient fait avant lui, il a commencé son œuvre écrite en portant un intérêt particulier à la psychose. C’est un livre dense et contenu, où il annonce déjà une technique une approche analytique différente selon le diagnostic qui ne devait servir qu’à ne pas faire d’erreur qui interrompe le travail. Il savait être rigoureux et ferme, mais jamais humiliant. Comme Freud, Gérard Pommier était analyste et non pas un mauvais pédagogue.

« Chacun est tellement plus grand que son symptôme » écrira-t-il plus tard mais le diagnostic doit être posé pour nous permettre d’adapter la direction de la cure à la structure : avec un patient en analyse surtout veiller à ne pas le brusquer, ni l’agresser en se prenant pour un grand Autre, son incarnation mensongère, mais se positionner en « petit autre » son semblable, qui est là simplement pour indiquer les portes à ouvrir qui se présentent dans la cure. Dans son dernier œuvre « Mon aventure avec Lacan » il adapte à notre époque, où la pression sur l’individu est déjà très grande, des changements nécessaires dans la technique analytique. Il me sera difficile de citer ici tous ces livres, 25 en 35 ans, et plusieurs en préparation, mais chacun d’eux m’a éclairé efficacement pour distinguer le réel impossible et le fantasme, le trauma objectif et le trauma subjectif par exemple, où l’art de l’interprétation avec « Le dénouement d’une analyse ».

 

Fin clinicien, il a formé de nombreux psychanalystes qui ont très vite reçu un capital généreux de connaissance de leur inconscient et même si certains ne sont pas allés jusqu’au bout, ils écrivent, travaillent avec cette transmission. Des fragments d’une analyse avec Pommier, soutiennent le travail d’une vie entière des analystes qui ont été ses élèves. Certains parlaient pendant plusieurs congrès et séminaires du même cas clinique (le leur le plus souvent) et pourtant toujours avec le même succès malgré tout, car relevant un point de vérité rattaché à un point occulté de la névrose chez d’autres aussi.

 

L’intérêt pour la psychanalyse a emmené G. Pommier dans des domaines et disciplines plus ou moins proches de notre méthode comme les neurosciences, la philosophie, la littérature, la peinture, et son premier et dernier grand amour : L’écriture et la poésie. Dans ses livres il revient à la clinique par la littérature souvent en se faisant compagnon de Hamlet, de Shakespeare, de Mishima ou de Dostoïevski. 

 

Il n’est pas possible de se passionner pour la psychanalyse sans s’intéresser au féminin, et ne pas s’aventurer dans l’exploration du « continent noir« , comme Freud l’a appelé, Gérard s’est mis du côté de ce féminin historiquement opprimé, désigné comme manquant, faute de présence de pénis, considéré comme seul genre castré depuis la nuit des temps. Une psychanalyse patriarcale enfermée dans un passé et les époques où Freud et Lacan vivaient, a trouvé sa juste place dans notre présent libéré de chaînes anciennes et ridicules. Engagé pour les combats des femmes, des homosexuels, des minorités sexuelles, Gérard a su très tôt reconnaître les erreurs du passé sur ces questions.

 

La Fondation était son grand amour, il veillait que la parole y soit libre non entravée par les instances directoires qui procèdent par copinage et exclusion de ceux qui ne montrent pas patte blanche au grand chef. Nous ne nous sommes jamais ennuyés dans aucune des rencontres organisées par la FEP depuis trente deux ans.

 

Les colloques et les congrès tenaient à innover, à interroger à amener la clinique et à échanger librement. La scientificité de la psychanalyse, l’art et la psychanalyse, la passion pour le Flamenco et de son duende, ont inspiré Gérard Pommier, notre gitan aux cheveux blonds, rebelle, cet enfant terrible de la psychanalyse française, à nous d’apporter des diamants cliniques et théoriques. A nous d’éclairer ce capital intellectuel psychanalytique. Il souhaitait qu’on discute son œuvre qu’on argumente, qu’on l’interroge, à nous à présent d’accepter ce qu’il nous lègue et de continuer avec un peu plus de courage, d’honnêteté, d’envergure, de travail, d’espoir et de détermination. 

 

(*) https://blogs.mediapart.fr/un-ane-islamogauchiste/blog/020823/gerard-pommier-psychanalyste-lacanien-est-mort-hier

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