Édito d’octobre 2020 par Guillaume Nemer
Che vuoi ?
« Maintenant qu’on n’est pas mort, qu’est-ce qu’on va faire de nous ? », demande un analysant. Oui, les temps sont durs. Chacun va tricoter sa réponse, elle jouera son rôle – pleinement – si son en-soi se fait entendre aussi à l’endroit de l’Autre. Pas de l’Autre en sa jouissance ! mais de sa stance. De la mort de l’Autre, comment puis-je survivre sans jouir que ce ne soit pas moi ? Le thème est posé.
Une récente invitation vient remiser ce que j’ai proposé d’appeler le moment politique de la cure. Un ami, psychanalyste français installé au Brésil, organise un colloque sur le thème « Violências: psicanálise e direito em interface ». Il m’invite, Che vuoi ? Se croisent en moi pavloviennement quelques références. 1/ La violence comme irruption de l’image fragmentée de l’intégrité corporelle (Jacques Lacan) ; 2/ résultat toujours de la logique du droit naturel qui consacre la violence légitime de l’Etat (Walter Benjamin) ; 3/ le psychanalyste ne peut éviter d’haïr le psychotique et plus il en est convaincu, mieux il se porte car c’est seulement ainsi qu’il peut en faire quelque chose, de sa haine et du psychotique (Donald W. Winnicott). Alors, qu’avons-nous à tout prendre ? Un virus à l’écho vide que l’Autre porte en sa bouche, comme si la parole postillonnante de l’Autre, à défaut de faire sens du semblant, portait en elle l’ultime méprise, celle qui promet la mort pour demain. Or, comme dirait Marx : « le virus ? connais pas, il ne m’a jamais été présenté ! Ce que je sais par contre c’est qu’il est au centre d’un rapport de forces produit d’une division sociale du travail (parlez- en aux soignants, ils vous en diront de la méprise) imposée législativement par l’Etat ». Le virus, ce vulgaire bout de nature, n’augure de crise sanitaire que le Crystal de la crise politique que nous traversons. Nulle part ailleurs que là où l’idée de l’Etat montre sa totale faillite, le virus fait des ravages (Etats-Unis, Brésil, France, Espagne, Italie, Grande-Bretagne).
Nous vivons une époque politique et il fallait un virus pour finir de nous convaincre de ce que sur nos divans, il se susurre de la violence du monde et de l’abattement subjectif qu’elle induit. Pourquoi ? Parce que le discours du maître n’assume plus sa fonction que dans la méprise. En passant volontairement le témoin au discours de la science, le discours du maître a abandonné la filiation que prenait en main, si l’on peut dire, la fonction phallique. Le virus est politique, le terrorisme est politique, une jeune femme transsexuelle de 19 ans vient de se jeter sous les roues d’un train à Montpellier devant des voyageurs horrifiés : le passage à l’acte est politique. Comme l’est tout autant le passage par l’acte (qui relève de l’interprétation), le seul à contrevenir au passage à l’acte. Cette jeune fille qui vient de se jeter sous le train avait envoyé plusieurs signaux d’alerte à ses médecins, elle n’a pas été entendue d’après ces proches. L’un d’eux s’en remet à Foucault : « le système médical tue » ; ajoutons, là où il participe de la réification généralisée du sujet au nom du sacro-saint diagnostic comme s’il valait soin par lui- même. De la défaillance du discours du maître (produit d’une méprise du maître à l’endroit de son propre discours), s’entend la superbe méprise. Lequel d’entre nous serait suffisamment anéanti pour prétendre que cette jeune fille souffrait d’un conflit intérieur ? Je dis « lequel », parce qu’il se trouve que pas une femme analyste ne ferait cette idiote hypothèse.
La psychanalyse est à un moment crucial de son histoire. Dans la société réifiée qui est la nôtre, celle où chacun sent bien que ça se durcit, si elle ne veut pas se faire engloutir par la psychothérapie aux ordres du bien-être et de ses sirènes néolibérales, il lui faut, à la psychanalyse, politiser ses concepts. La démission du discours du maître découvrant, presque ravi, l’élasticité de la ritournelle (la sienne : mettez un masque, non surtout pas, si si mettez un masque, etc…), se surajoute à la méprise de l’Autre rassemblant les conditions les meilleures aux passages à l’acte et autres épisodes psychotiques. Des tonnantes demandes affluent dans nos cabinets, il en va d’en saisir le creux car, nul doute permis, il est bien vivant, le creux du monde comme le disait Schlegel. La méprise à laquelle nous avons affaire procède d’un mouvement de sadisation de l’Autre (comme le développe Gérard Pommier dans son dernier opus) + une auto-sadisation (comme le dit Jacques Cabassut) qui n’est pas le masochisme, trop occupé à répondre de son désir insupportable pour la mère. Dans la méprise, l’auto-sadisation apparaît désormais comme la seule manière d’en être. En sa perversion, elle offre deux options, sa réplique ou la forclusion : voilà l’alternative.
Au nom du réel, il se peut que de l’Histoire, on ne retienne pas grand-chose. Et pourtant, c’est là qu’opère le raté. Car le réel – Lacan-Marx – ne scintille d’aucun désespoir, il n’appelle à aucune relativité, la mortification en est la belle étrangère. Bien au contraire, le réel se veut socle au-delà duquel votre ticket n’est plus valable, là où la saturation de la folie se sinthomise. Il (le réel : le réel de la folie réifiante) appelle à une révolte, celle du sujet ; c’est dire – disons- le encore avec Winnicott – si elle a déjà eu lieu – la révolte – et que la cure n’en assure que la redite qui se fouille, à même l’organe. Même vérolé jusqu’à la lie, il reste du corps. Tout n’est pas perdu.
Qu’elle solve la révolte ! Question de transfert. Travail de civilisation, dirait Freud, en contemplant les digues du Zuiderzee. Ce déjà lieu : vois l’a. Peut-on en attendre moins de la Fondation européenne pour la psychanalyse ? Ce qu’elle libère de la parole, elle le fait circuler. Il me semble que les séminaires qui s’annoncent vont dans ce sens.