Édito d’octobre 2021 par Gorana Bulat-Manenti

Secrétaire et trésorière de la FEP

Avec le Colloque consacré à La clinique de Lacan et aux travaux de l’École de Saint Anne, réunissant une centaine de personnes d’obédience et d’associations analytiques différentes, (Forums Du Champ Lacanien, l’Association Lacanienne Internationale, FEP etc), ce 25 septembre, nous avons franchi un premier pas, plutôt joyeux, de la sortie de la pandémie si longue et si contraignante. Cette fructueuse rencontre s’est déroulée à Paris dans une ambiance chaleureuse de retrouvailles où l’amitié et la sympathie faisaient place aux différentes appartenances à telle ou telle orientation analytique.

La FEP, impliquée depuis des années dans les problèmes sociaux que notre époque amène, ouvre ses portes aux amis, d’où qu’ils viennent pour poursuivre un débat libre et faire revivre la psychanalyse souvent empêtrée dans un passé figé aux contours immuables. Car pour racheter sa place et sa dignité, celle d’une des inventions des plus précieuses de l’humanité, présentant la possibilité de mettre en connexion les symptômes pénibles et le matériel refoulé, la psychanalyse actuelle doit casser les chaines perfides qui l’attachent aux silences mortifères sur beaucoup de choses restées occultées et dont l’inceste est l’enjeu principal. Pour cela elle se doit de rejoindre la libération de la parole, la parole des personnes, des femmes, des hommes qui ont enduré des horreurs, des rapports incestueux. Des filles et des garçons subissent encore des violences sexuelles, la plupart du temps par un très proche, une personne de leur famille dans la plupart des cas, souvent avant l’âge de onze ans. Or que veut dire être un enfant ? Certainement pas un souffre douleur, une victime toute trouvée à cause de sa dépendance affective, matérielle, de sa fragilité, son immaturité physiologique et affective. Il faut savoir que le violeur reste présent dans le psychisme de l’enfant même devenu adulte, pendant toute sa vie. Nous rencontrons dans notre travail de nombreux signes d’alerte : difficultés relationnelles, somatisations, impossibilités à construire un lien, tendances de passages à l’acte suicidaires. La souffrance qui n’a pas été nommée cherche à se dire à travers les symptômes corporels, psychiques – addictions, troubles, attitudes bizarres. Il s’agit en fait de manifestations d’une forme de mutilation psychique qui cachent leur source. Et là encore on accable l’enfant qui, perturbé n’arrive pas à travailler à l’école, qui s’agite ou qui essaye d’attirer l’attention sur lui par des réactions inappropriées. On lui fait des analyses de sang, on regarde dans son cerveau, on fait des scanners et des radios pour trouver l’origine purement physiologique aux symptômes dont les causes sont extérieures, dans les brutalités familiales et sociales.

L’inceste est un des plus graves et plus désastreux problèmes de santé publique en France aujourd’hui.

L’inceste implique toujours la loi du silence, de la soumission, il est la plus odieuse injonction faite au sujet : tais-toi, ne parle pas de ce qui t’arrive, c’est toi qui l’a voulu, ton désir est coupable, tu dois le payer par ton mutisme, tu dois oublier que parler c’est exister, tu dois oublier ce que parler vrai veut dire. Tu ne peux pas avoir de subjectivité, tu es juste un corps, et même ce corps qui devrait être ton corps ne t’appartient pas !

C’est pour cette raison que nous nous devons continuer à interroger la théorie et la pratique psychanalytiques en essayant de les connecter à l’actualité de notre société. Il est urgent de débarrasser la magnifique invention freudienne, faite pour soulager les souffrances de ceux qui viennent nous voir, des préjugés tenaces qui servent à camoufler la vérité. Pourtant certains concepts – vraiment dépassés aujourd’hui grâce aux mutations sociales – restent comme coulés dans le marbre, forçant à appliquer des cadres rigides, immuables. Dans la conduite de la cure, la parole, dans la simplicité d’une empathie minima, manque cruellement. L’interprétation et l’explication, la reconnaissance de la violence des traumatismes que la dureté de nos sociétés à travers l’inceste inflige aux plus faibles, manquent encore trop souvent. Elles sont cependant nécessaires pour faire avancer la cure. Certains analystes s’agrippent aux branches sèches d’un passé révolu, prétendant ne pas céder à la mode ou à la séduction (!?), ne veulent rien entendre de la dure réalité, de la déshumanisation que l’inceste impose. « Travaillons sur le fantasme » imposent-ils à leurs analysants, balayant d’un revers de la main le traumatisme réellement subi. Quel cynisme, surtout quelle injonction perfide de se taire ! La récitation des dogmes et l’insistance douteuse aux silences arrogants, aux postures méprisantes et autoritaires, persistent encore. Cela freine l’épanouissement de la psychanalyse en maintenant les impasses des siècles révolus. Certains concepts et un nombre d’attitudes techniques et théoriques rigides sont élevés au rang de vérités éternelles. Les femmes, les homosexuels, les enfants, les personnes âgées, les plus vulnérables parmi nous en souffrent encore et toujours.

Quelles sont les raisons inconscientes et conscientes, les angoisses en jeu qui maintiennent cette position rétrograde ? De quoi s’autoriser à faire différemment ?

Le fantasme inconscient de séduction est en fait indispensable dans son fonctionnement est fortement déréglé lors de situations incestueuses. Une dangereuse dissymétrie s’installe entre l’imaginaire dont le « zeste » fantasmatique permet à un adolescent de grandir, d’ espérer devenir lui aussi adulte, de pouvoir un jour faire « comme papa ou maman », et l’ampleur de l’horreur qui se vit dans la réalité de la victime, une horreur étirée dans le temps, une horreur qui prend l’espace vital et l’assombrit définitivement. Un poids lourd de culpabilité aspire la vie de la personne incestée comme un trou noir, comme un puits noir dont il se doit de sortir s’il veut vivre. C’est la parole qui met à distance l’inceste, dès le premier mot prononcé par l’enfant dès ses babillages, lorsqu’il est aimé, lorsqu’il commence à être reconnu et écouté, pas abusé.

Actuellement de nombreuses actions sont en cours pour éduquer les enfants, pour les prévenir, pour les éclairer, leur apprendre à parler lorsqu’ils vivent des approches sexuelles. Mais ce ne sont pas les enfants le problème, les enfants parlent ou essayent de le faire la plupart du temps, ils disent ce qui se passe pour eux au moins à quelqu’un de leur entourage. Le problème c’est surtout l’omerta durement imposée pour ne pas mettre à mal un des membres puissants de la famille, du clan, du réseau. Les adultes se taisent, banalisent, minimisent les conséquences à vie de ce mal terrible fait à l’enfant. L’enfant est trop jeune physiologiquement pour supporter la force brutale de la sexualité adulte. Ce qu’il vit présente une agression sauvage, car dissymétrique.

Combien d’histoires de ceux qui viennent nous voir commencent par l’aveu d’un sentiment d’illégitimité, d’imposture, de ne pas pouvoir répondre aux tâches qu’on attend d’eux. L’inceste n’est pas la seule raison, mais dans un abus de pouvoir il y a toujours une intention quelque part incestueuse de soumettre sexuellement, exploiter, sodomiser l’autre. Le langage populaire le dit crument.

Dans le séminaire « L’envers de la psychanalyse », Lacan parle de Dora et des préjugés de Freud quant à la jeune fille de 14 ans coincée dans une embrasure de porte par Monsieur K. Lacan remarque « personne n’a rien à redire »

D’après nombre d’analystes il faut se contenter de ne pas en faire un drama, analyser notre propre désir « louche » dans ce qui nous arrive, enfant ou pas, (or les enfants sont désirants oui, mais pas de sexualité adulte) et on oublie que l’interdiction de l’inceste doit venir, non pas de l’enfant mais de l’adulte. C’est l’adulte qui doit dire « non » lorsqu’un enfant s’aventure à toucher son corps et ses parties intimes.

Dolto remarque le traumatisme que présente pour l’enfant et l’idée de ne pas pouvoir être à la hauteur, lorsque les parents exposent leur nudité signifiant ainsi qu’ils sont plus forts, plus puissants. « De cette façon », remarque Dolto, « l’adulte se met en rivalité avec l’enfant ! ».

La psychanalyse ne se situe jamais hors du temps, ni hors de l’époque où elle opère malgré les efforts constants de certaines écoles d’analystes de l’accrocher aux moeurs des siècles derniers où le patriarcat régnait sans partage. Si elle veut survivre elle doit se rafraichir, se rajeunir, prendre son suc vital dans les avancés des luttes des femmes, des homosexuels, des trans et des minorités. Aujourd’hui pour nous c’est joindre les luttes pour que la maltraitance et les violences sur des enfants cessent.

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