Où en sommes-nous concernant la politique ?
Édito de janvier 2019 par Roland Chemama
L’exercice de la psychanalyse n’est pas détachable de l’état de la société contemporaine, mais celui-ci, comment l’aborder ? Il y a certainement plusieurs approches possibles, mais je partirai ici de ce qu’on a pu appeler la fin des grands récits.
Durant longtemps, disons jusqu’au troisième tiers du vingtième siècle, hommes et femmes pouvaient, en fonction de leur éducation ou de leur choix propre, se référer à des idéaux collectifs qui promettaient un progrès. La science semblait permettre des avancées techniques qu’il faudrait seulement veiller à assurer à tous, le marxisme proposait d’aller vers une émancipation fondée sur la disparition des classes sociales, et la psychanalyse elle-même pouvait alors apparaître comme allant dans le sens d’une plus grande liberté pour le sujet individuel, qui aurait pour la première fois de l’histoire le moyen de ne pas être pris dans les effets surmoïques de lois sociales injustes mais néanmoins intériorisées.
Nous n’en sommes plus là. Les sciences se sont révélées utilisables pour les finalités les plus diverses, incluant assez souvent la chosification d’un sujet réduit à être une simple variable d’une gestion économique à courte vue. Le recul des partis sociaux-démocrates en Europe, et surtout la chute des démocraties populaires, qui ne faisait que suivre le discrédit où elles étaient tombées du fait de leur mode de domination, ont éloigné la perspective d’une libération politique. Et nous autres, psychanalystes, nous avons bien dû constater, au fil des décennies, que notre pratique ne nous conduisait pas à des choix politiques communs.
Ce dernier point pourrait surprendre, parce que dès le départ la psychanalyse a une dimension anthropologique. Celle-ci a permis à Freud, par exemple, de proposer une théorie des foules très pertinente. Mais même au niveau de la définition des cadres les plus fondamentaux de l’existence humaine, ceux qui ont dominé par le passé ou ceux qui sont liés à la modernité, ceux en tout cas qui ont des effets subjectifs incontestables, nous ne sommes sans doute pas parvenus à des appréciations s’imposant à tous. Pour prendre un seul exemple ce que peuvent dire de la religion Freud d’un côté, et Lacan de l’autre est sensiblement différent.
Pourquoi reposer toutes ces questions aujourd’hui ? C’est qu’elles sont actualisées par des événements qui n’ont rien d’anecdotique, à savoir le mouvement des gilets jaunes. Même si les psychanalystes n’en ont guère parlé publiquement, il faut savoir que ce mouvement a été pour eux l’occasion de confronter leurs points de vue, et cela a été en particulier le cas dans des échanges de mails nombreux – et parfois très vifs – entre les membres de la Fondation. Il faut dire que le mouvement lui-même n’était pas facilement cernable, d’autant qu’au fil des semaines il a évolué.
Je dirai pour ma part qu’il faut distinguer entre d’une part ce qui est à l’origine du mouvement, le sentiment de ne pas être entendus, par ceux qui avaient en même temps une grande peine à vivre, alors qu’ils voyaient les inégalités sociales s’accroître, et d’autre part la façon dont il a évolué. Et quand je parle de cette évolution, je ne pense pas seulement aux dérives violentes ou destructrices. À travers un rejet global des règles de fonctionnement de notre République on a souvent vu se profiler une position de disqualification de tout pouvoir. On peut bien sûr attribuer cela à une minorité, mais cela supposerait de voir se dégager une majorité s’engageant réellement dans un dialogue « constructif ». Or quand on disqualifie tout pouvoir on risque paradoxalement de favoriser l’émergence des formes de pouvoir les plus totalitaires.
J’ai écrit cet éditorial en cherchant à dégager d’abord des éléments objectifs, mais en étant bien conscient, concernant le paragraphe précédent, qu’il ne conviendrait pas à tous. Ma démarche pourrait en tout cas s’insérer dans ce qui apparaît à présent indispensable pour la Fondation, d’autant qu’elle ne s’est jamais présentée comme cherchant une homogénéité de doctrine. Il faudrait, à l’avenir, qu’il soit clair que les éditoriaux, toujours signés, n’engagent pas la Fondation tout entière, même si on peut souhaiter qu’ils témoignent eux-mêmes de la réalité de nos discussions. Et c’est pour prolonger ces discussions, sans lesquelles nous n’avancerons pas, que nous ouvrons une tribune, en appelant nos collègues et amis à envoyer des textes d’analyse, aussi libres que possibles, sur les sujets sensibles qui parcourent aujourd’hui notre réalité sociale et politique.