Leçons de ténèbres. À propos de Don Juan.
Repenti de Gérard Pommier,
par Joseph Rouzel
Enfin ! Don Juan est mis en examen !
Gérard Pommier
Don Juan repenti
Il existe l’art pour l’art,
Pourquoi pas l’amour pour l’amour ?
Accusatrice, tu parles de l’amour d’avant l’amour,
Ou bien de celui d’après,
Ce n’est plus l’amour ! C’est le tonnerre et l’orage,
Qui succèdent à l’éclair !
Texte de Gérard Pommier pour l’opéra de Jacopo Baboni Schilingi
Éditions le Retrait I
Joseph Rouzel
Leçon I – On connait la chanson, c’est Lacan qui fit la leçon : un fou qui se prend pour un roi est fou, mais un roi qui se prend pour un roi ne l’est pas moins. Même si ledit Lacan se prenait parfois pour… Lacan. Combien de collègues je vois enfermés dans cette cage dorée : ils pensent, lisent, vivent, jouissent psychanalyste. En douce je leur glisse : c’est tout le contraire de ce qu’on attend d’une analyse. Le sujet n’est pas un, mais assemblage hétéroclite de micassures pulsicolores. Gérard Pommier a retenu la leçon qui lui vient de ses maîtres et d’années d’exercice de la psychanalyse : un psychanalyste qui se prend pour un psychanalyste est tout aussi fou. Alors il s’essaie sous couvert d’autres signifiants. Ça lui donne de la souplesse et de l’invention. On l’a vu récemment sous le drapeau révolutionnaire auprès des Gilets jaunes. Il en a rendu compte dans Occupons le Rond-point Marx et Freud (le Retrait). Il s’est essayé de façon éblouissante au commentaire poétique de poètes (La poésie brûle, Galilée). Aujourd’hui il tâte d’un autre signifiant pour le représenter : librettiste d’opéra. En effet il publie dans cet ouvrage le livret qu’il confie au musicien Jacopo Baboni Schilingi pour un opéra à venir. Celui-ci qui est un ami de longue date de Pommier, l’avait rencontré un an plus tôt pour lui parler d’un projet intitulé « Carnations ». Ça a sûrement à voir avec la carne, la chair, la viande, bref, le réel du corps. Compositeur précoce né en 1971 : il commence le piano à 6 ans et ses premières compositions datent de la même époque. À 15 il est déjà joué sur les scènes milanaises. Prix de composition au conservatoire de Milan en 1994. Proche de Luciano Berio, branché musique électroacoustique et informatique musicale, il participe à de nombreuses recherches (IRCAM, PRISMA, Anomos…). Une belle pièce enregistrée à l’INA : Disparition, où quatre voix traversent et habitent un texte (2006). Depuis 2020 il se «consacre à la production de trois spectacles qui questionnent le corps, ses incarnations sensibles et sociales au XXIe siècle. Le corps, et particulièrement le corps nu, sont au centre des problématiques à la fois plastiques et idéelles de ces trois créations ».
Leçon II – En discutant avec Gérard Pommier le musicien développe sa réflexion sur le lien entre numérique musical et corporéité. Ouverture qui fait lien avec le pulsionnel dans ce qu’en développe Lacan, comme « écho dans le corps du fait qu’il y a un dire ». Le dire d’un corps parlant propulsé par la voix, matière première du musicien. Dans la foulée de Me too, du mouvement Queer, la parole « libérée » témoigne de formes féroces d’exclusion sociale. Alors ça ne fait ni une ni deux, Gérard Pommier s’empare de l’idée d’un livret pour une première Carnation sous le titre provisoire de Don Juan libéré. Lui qui a déjà ouvert des pistes avec L’ordre sexuel (Flammarion) ou Féminin, révolution sans fin (Fayard), s’en donne, si j’ose dire, à cœur joie. La musique n’est pas encore composée, mais le texte prend son envol dans cette publication princeps. Texte baroque, aux confins du surréalisme. J’ai pensé par moment à la pièce éblouissante d’Apollinaire Les mamelles de Tirésias ou bien encore au Désir attrapé par la queue de Picasso, écrit en 1941, en mode de résistance. Mais l’époque nôtre n’est pas la même, les choses ont bien changé. Elle s’est alourdie des machineries du capitalisme qui nous enserre en ses mâchoires de fer et expose les corps vivants et tout ce qu’ils produisent au règne de la marchandise et du spectacle. Cependant, et c’est ce qu’il clame à la fin du livret, attablé dans une boite de nuit : Don Juan est toujours bien vivant…
L’action reprend là où Mozart et Lorenzo Da Ponte, son librettiste, l’avaient laissée. Don Giovanni revisite le mythe de Don Juan, mythe du séducteur puni, et de sa « carnation » sociale. On raconte que le jour de la première, Giacomo Casanova était dans la salle. Il aurait servi de modèle et aurait même collaboréau livret. Dernière scène de l’acte II :
Don Giovanni est à table.
Les musiciens interprètent des airs d’opéra. Elvira fait son entrée et tente de persuader Don Giovanni de se repentir (« L’ultima prova »). Don Giovanni lui rit au nez. (« Vivan le femmine »). En sortant de la pièce, Elvira pousse un cri de terreur. Leporello accourt, va voir ce qui se passe dans le couloir et pousse aussi un hurlement : on entend les pas lourds du Commandeur qui s’approche et frappe à la porte. Leporello refuse de lui ouvrir mais Don Giovanni s’incline. Le Commandeur entre (« Don Giovanni, a cenar teco ») et reste debout. Il invite Don Giovanni à dîner. Celui-ci accepte et lui serre la main qu’il lui tend pour le saluer. Le Commandeur lui ordonne de se repentir (pentiti…), Don Giovanni fait la sourde oreille. Le Commandeur sort de la salle et Don Giovanni sombre dans les flammes de l’enfer…
Dans le texte de Pommier, sur le fond de scène, on voit le Commandeur se transformer en juge féminin. La scène s’ouvre sur une salle de tribunal. Les témoins sont appelés à la barre. La haute figure historique du féminisme Téroigne de Méricourt est la procureure générale : « L’heure a sonné de rendre des comptes de tes crime ! ». Et elle énumère les détails du réquisitoire : impie, briseur de l’ordre éternel incarné par le Pape, maltraitant des femmes, attentant à la vertu et en plus : « … tu te fais gloire de ce Mal ». Don Juan se défend habilement : « Tandis que tu ameutes tes sœurs, entrain de crier Me too, le souvenir de ta chaleur et ta peau m’emporte… Que m’importe d’être traité de délinquant et de paria…». Je ne veux pas dévoiler plus avant la teneur de ce livret somptueux et jubilatoire que lecteur aura tout loisir de découvrir. Gérard Pommier va convoquer par le bais de l’accusatrice publique, à charge et à décharge, des grandes figures de l’histoire. Émile Zola intervient en premier pour dénoncer une « nouvelle inquisition ». Suivront Œdipe, Spinoza, Casanova, Médée, Don Quichotte, Akhenaton, Saint Thérèse, Descartes, Freud, Faust, Galilée, Dante, Marx, Mao Tsé-toung, Che Guevara (Je cite au hasard, il y en a bien d’autres). L’action se déroule sur quatre actes. Et tout ça pour quoi ? Marx donne la clé à la fin du quatrième acte : les femmes sont les prolétaires des prolétaires, « car, ne l’oubliez pas, la femme a été la première esclave ». Mais si, comme il l’énonce dans le Manifeste : société civile-bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classe, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » (Marx, Engels, 1848) ; on peut penser que le féminin objecte singulièrement au capitalisme et à ses modes de prédation, en infléchissant un « pastout » (déjà célébré par Lacan), pas tout dans les mots, pas tout dans le masculin, pas tout prolétaire. Alors on peut assurer que dans ce combat Don Juan marche aux côtés des femmes et pas contre. La psychanalyse en restituant à l’hystérique sa force de vérité, la fait sortir d’un duel à mort : elle n’a plus besoin de s’escrimer à châtrer le maître. Le lien social ne tient que sur les singularités. Alors oui, Don Juan mériterait une statue, lui qui fait l’apologie de la puissance de libération du féminin. Et Spinoza de s’écrier :
« Le désir est l’essence de l’homme » (On entend le son du shofar).
« À la place de l’ancienne “