Nous nous servons encore aujourd’hui des trois mots séparés pour décrire des états qui ne peuvent se dissoudre dans les troubles bipolaires ; peut-être n’y a-t-il pas à superposer ou à opposer ces appellations qui témoignent avant tout de l’usage de paradigmes différents dans le long déroulé de l’histoire de la clinique.

Les termes de mélancolie et manie nous viennent de l’héritage grec : le Corpus Hippocraticum, Platon, Aristote… La folie à double forme, la folie circulaire ou la folie maniaco-dépressive sont des nominations de l’aliénisme français et allemand : Falret, Baillarger, Kraepelin… Le trouble bipolaire est la description d’un déséquilibre neurobiologique que l’on cherche à corriger par des médicaments.

Le choix de tel ou tel terme engage bien entendu tout un univers de connaissances et oriente la réflexion d’une discipline, la psychiatrie. Il faut aussi comme toujours remettre les mots dans leur contexte. La haute clinique allemande d’avant-guerre trouve sa source dans une phénoménologie très riche d’inspiration philosophique, chez Husserl et Heidegger en particulier. L’aliénisme français est quasiment préstructuraliste et travaille la clinique par comparaisons et différences. La psychiatrie nord-américaine d’aujourd’hui doit beaucoup aux valeurs de l’individualisme en cours et le sujet hypomane est un héros moderne capable d’affronter les défis de son époque.

La psychanalyse intervient dans tous ces discours sur les humeurs avec une entrée qui lui est propre.

Dans son fameux texte publié en 1917, Trauer und Melancholie, Freud choisit de rapprocher l’expérience humaine du deuil d’une maladie mentale, la mélancolie, dont l’unité ne lui semblait pas acquise : « La mélancolie, dont la définition conceptuelle est aussi en psychiatrie descriptive flottante, apparaît sous des formes cliniques diversifiées, dont la réunion en unité ne semble pas assurée […] Nous devrons donc a priori laisser tomber toute prétention à une validité générale de nos résultats… » Freud ne s’appuie pas sur la longue histoire de la mélancolie ni même sur le trésor de l’aliénisme de son époque, il se pose une question simple et immense à la fois : comment faisons-nous face à une perte ? Comment continuons-nous à vivre après le deuil d’un amour ou d’un être cher ? Le deuil n’est pas de l’ordre de la médecine mais il y a toutes ces réactions en chaîne qui dans certains cas filent vers la mélancolie. Alors comment séparer les états et comment aborder les patients ? Deuil et mélancolie est un texte qui ne cesse de questionner notre inconscient.

Cent ans plus tard, les efforts d’une psychiatrie lacanienne ont permis de clarifier certains débats : il est légitime de garder le terme de psychose maniaco-dépressive car la position objectale n’a pas à voir avec celle du névrosé ; les mises au point de Marcel Czermak sont à cet endroit décisives. Les réversions manie-mélancolie ou mélancolie-paranoïa ont été bien étudiées ainsi que le carrefour commun du syndrome de Cotard. La bipolarité escamote la gravité de ces affections et les fréquents passages à l’acte.

Mais des énigmes demeurent : comment expliquer la forme de circularité des accès ? Que vient faire cette temporalité dans la psychose ? Que devient le sujet après les crises et si on ne peut parler au sens plein de réversibilité des états, comment expliquer le travail fécond de l’approche analytique, comme le déclare déjà Freud ? Et encore, au risque de choquer : sommes-nous bien dans une clinique redevable du postulat unique de la forclusion du Nom-du-père ? Ou nous faut-il envisager des formes différentielles de la forclusion ?

Après un rapide détour par les classiques qui ordonnent encore le choix des signifiants maîtres, nous essayerons de préciser les questions en suspens.

 

Médicalisation et philosophie des humeurs

 Comme Starobinski [1], nous pouvons séparer deux mouvements dans l’histoire de la mélancolie : une tradition, qui a duré, est fondée sur la prégnance de la « bile noire ». La bipolarité reprend à sa manière cette croyance en une substance dérégulée dans le corps. Avec l’aliénisme classique et la psychanalyse se fait jour l’idée de causes affectives et psychologiques. Cette division est schématique, car déjà dans l’Antiquité un patient pouvait être dirigé vers le cabinet d’un philosophe stoïcien ! Néanmoins, jusqu’au xviiie siècle, le corpus hippocratique met en relation les humeurs, les qualités et les éléments. Au sang, à la bile jaune, à la pituite et à la bile noire correspondent le sec, l’humide, le chaud et le froid ainsi que l’eau, l’air, la terre et le feu. Cette conception d’un équilibre entre le corps, la nature et le monde existe dans des médecines de plus en plus étudiées comme la médecine chinoise. L’excès de bile noire provoquait, par rétention dans telle ou telle partie du corps puis remontée en vapeurs, mélancolie ou hypochondrie.

À partir du milieu du xviiie siècle, la découverte du système nerveux et le début d’une conception subjective de la pathologie vont faire oublier les manœuvres pour évacuer la bile noire au profit d’un abord moral, la prescription de la sexualité par exemple, ou par des occupations censées réveiller la sensibilité anesthésiée. Il est remarquable de voir aujourd’hui l’essor des thérapies sensorielles en tout genre.

Ce résumé, que l’on peut trouver facilement documenté, appelle bien des réserves.

La méthode des penseurs grecs ne nous est nullement familière et le passage du corporel au spirituel ne doit pas être abusivement schématisé. Dans la langue, « cholos » veut dire à la fois la bile mais aussi la colère ou l’amertume. La « mania » de Platon peut venir de l’alternance d’une ivresse sexuelle et d’une douloureuse carence. La maladie de l’âme peut venir d’une perturbation corporelle mais aussi bien du poids de sentiments trop puissants.

Dans son introduction à son essai sur la forme monopolaire de la mélancolie, Hubertus Tellenbach rappelle à juste titre les incroyables faits d’observation des auteurs grecs de l’Antiquité : la description d’une façon de sortir de ses gonds de manière athymique (bile froide) ou extatique (bile chaude), préfiguration de la folie à double forme ou folie circulaire des aliénistes.

Il y a aussi, bien entendu, la célèbre remarque d’Aristote dans le XXXe livre des Problemata : « Pourquoi tous les hommes exceptionnels dans la philosophie, la politique, la poésie ou les arts sont-ils manifestement des mélancoliques ; un certain nombre d’entre eux étant même à la vérité affectés de symptômes maladifs provenant de la bile noire ? » Cette question qui a fait couler beaucoup d’encre est d’abord un fait clinique : il y a une corrélation manifeste entre folie et dépassement intellectuel chez bien des grands des arts, de la littérature, de la philosophie, des mathématiques. La maniaco-dépression y est convoquée comme la paranoïa. De manière plus prosaïque, nous savons que nos patients maniaco-dépressifs conservent souvent un bel investissement dans des métiers exigeants comme la médecine ou l’enseignement. Il faudrait souligner l’aspect de chronicité désormais induite par les traitements dit thymorégulateurs qui n’est jamais commenté !

Pour les Anciens, le typus mélancolique est quasiment un appui pour oser affronter les limites usuelles de la pensée. Sans céder à une conception romantique de la mélancolie, nous souhaitons souligner certains problèmes : que voulons-nous dire concernant la psychose maniaco-dépressive quand nous affirmons que le psychotique ne connaît pas la métaphore ? Ne connaît-il que la métaphore délirante ? Cela semble faire fi de l’expérience commune ?

Nous rejoignons à cet endroit l’épineux débat sur le rythme à trois temps de la maniaco-dépression et les « intervalles libres ». Que se passe-t-il quand le sujet n’est ni dans un état maniaque ni dans un état mélancolique ? Reste-t-il dans un « état mixte » a minima conservant les traits en pointillés des épisodes passés et des épisodes futurs ? Nous envisageons fréquemment les choses sous cet angle, justifiant d’ailleurs le maintien de traitements préventifs des rechutes comme le lithium.

Nous n’avons jamais eu le sentiment de ramener un patient maniaco-dépressif à une névrose de transfert et nous pouvons dire que, sur ce point, l’expérience s’est accumulée depuis les réflexions de Karl Abraham sur la proximité entre la névrose obsessionnelle et la mélancolie.

A contrario, dans des moments longs de stabilisation nous avons fréquemment mené un dialogue très dialectisé avec des patientes et patients. Surgissent alors des interrogations pointues et subjectivement endossées sur le pourquoi d’une maladie. Un dialogue parfois aristotélicien !

Les praticiens connaissent cette zone de l’entre-deux vies, témoignage de la présence du sujet en deux lieux différenciés de sa maladie.

 

L’hommage de Freud à Karl Abraham, point d’arrêt pour la psychanalyse ?

Freud dira toujours sa dette à son élève et ami concernant l’étude de la maniaco-dépression. Karl Abraham fut le premier à prendre en analyse des maniaco-dépressifs et s’étonna de leur proximité clinique avec les névroses obsessionnelles. C’est essentiellement l’ambivalence amour/haine qui lui paraît la caractéristique commune. La haine paralyse la capacité d’aimer et la libido, la sexualité, se détourne de son but naturel dans une sublimation éreintante. Abraham précisera avant le texte princeps de Freud Deuil et mélancolie que cette libido régresse vers le stade le plus primitif oral cannibalique. L’objet d’amour est introjecté, occupe une partie du moi du mélancolique et va s’opposer à celui-ci dans un rapport supérieur de force.

On suit la trace de la célèbre formule de Freud « l’ombre de l’objet est tombé sur le moi ». Les deux pionniers développeront l’idée selon laquelle le choix d’objet est dans ces affections d’une nature essentiellement narcissique, mais parallèlement est souligné l’érotisme anal : « Nous trouvons chez nos malades cycliques pendant “l’intervalle” les mêmes particularités relativement à l’ordre et à la propreté, la même tendance à l’entêtement et au défi obstiné en alternance avec une propension anormale aux concessions et une bonté excessive, les mêmes anomalies dans les rapports avec l’argent et la propriété auxquelles nous sommes habitués par la psychanalyse de la névrose obsessionnelle. »

Il faut bien entendu lire tout cela de beaucoup plus près, mais l’on saisit pourquoi Lacan dira qu’il était urgent et nécessaire de faire le point sur la notion d’objet dans la psychanalyse. C’est le détour par les aliénistes qui lui permit une clarification au-delà de l’utilisation du terme « objet » chez Freud ou dans l’École anglaise. C’est le même détour qui permet à Marcel Czermak de donner la grammaire des états maniaco-dépressifs, de la manie et de la mélancolie. La notion de « fuite des idées » développée par Binswanger pour la manie lui donna la formule d’un sujet avalé par la grande gueule de l’Autre.

Les descriptions de Cotard, Seglas et d’autres aliénistes de l’époque classique firent proposer par Marcel Czermak une autre interprétation que celle de « l’ombre de l’objet tombe sur le moi » : l’objet parle en clair dans la mélancolie de sa position de déchet. Il est cet être abject sans affect qui empoisonne les siens comme le monde et qui, gros de cette culpabilité mégalomaniaque, finit par demander son retranchement, sa mort.

Les catégories lacaniennes de l’objet et de l’Autre sont ainsi sollicitées dans le champ de la psychiatrie et se renouvellent sans jamais faire table rase de la puissance des descriptions princeps.

D’autres points cruciaux nous sont directement transmis par le trésor de la clinique classique : l’anesthésie affective, la douleur morale, la perte de la vision mentale. Mais un élément de modernité dans la lecture structurale des psychoses nous est donné par la notion de « mort du sujet » que Thierry Jean commente souvent contre vents et marées.

L’épisode de cotardisation du président Schreber et les travaux sur la mélancolie en particulier, mais aussi sur l’automatisme mental font surgir la « mort du sujet » comme « big bang » dans l’éclosion puis la marche d’une psychose. À partir de cet événement, deux tendances lourdes se dessinent : l’une est la marche vers un Un, une unification en guise d’identification. Le délire vient comme tentative de guérison, tenant lieu de métaphore. Faire Un au lieu de l’Autre, se livrer à la jouissance énigmatique de l’Autre est le travail des paranoïas, des psychoses passionnelles, des schizophrénies dites paranoïdes. L’autre réponse est la fuite métonymique de l’objet, l’élation de la littéralité, le sens devenu logiquement indécidable. Le sujet devient pur effet de la pulsionnalité de l’Autre. Il se fond dans les couleurs de l’Autre. C’est le bord de la manie, des psychoses sans moi, de psychoses à base d’automatisme. Bord de proximité aussi avec les psychoses toxiques et le carrefour si actuel entre psychoses et addictions.

 

Pourquoi le temps spécifie-t-il la clinique de la folie maniaco-dépressive ?

Nous devons reconnaître que malgré Freud et Lacan, cette question reste encore sans réponse. L’abord topologique des psychoses ne rend pas aisément compte de cette singularité forte. Unipolaire ou bipolaire, la maladie porte un rythme et nous devons probablement accorder toute l’importance à cette idée d’un rythme car dans la structure de la langue il n’y a pas que métaphore et métonymie. La phénoménologie met depuis longtemps en valeur ce fait de base : les rythmes impriment les formes du vivant. La médecine travaille beaucoup sur cet aspect du corps. Nul besoin néanmoins de partir trop vite vers le biologique, il existe depuis la nuit des temps le rythme des saisons pour le labeur, le temps des fêtes et des périodes sacrées. Les cités antiques vivaient au rythme des cultes, des représentations ou des jeux… Nous perdons peu à peu les références de tout cela, mais nous en avons idée bien entendu par le chant, la danse, la poésie. Ce que Lacan étonnamment éclaire dans ses tous derniers séminaires.

Si la manie et la mélancolie des anciens ont pris une forme de plus en plus rythmique et qu’a surgi bien plus tard le nom d’une folie circulaire, c’est peut-être que tout cet imaginaire narratif fondé sur les célébrations mythiques disparaît pour ne laisser comme pâles traces que quelques célébrations publiques ou privées. La psychose maniaco-dépressive est le témoin vivant d’une forme de forclusion du rythme, oubli radical d’un imaginaire qui manque cruellement à notre appréhension du temps subjectif.

Il est notable que ce que la bipolarité d’inspiration nord-américaine décrit est cet individu de notre modernité qui court toujours plus et plus vite vers n’importe quel objet. L’addiction devient la norme, comme l’avait récemment proposé Jean-Luc Cacciali lors de journées d’études. L’hyperconnexion remplace les scansions et les coupures nécessaires au rythme. Pour mieux faire comprendre comment l’Imaginaire narratif engendre du Symbolique, nous empruntons à Tellenbach sa belle référence à l’Ecclésiaste : « Toutes choses ont leur temps et toute entreprise a son heure : il y a le temps de naître et de mourir, de planter et d’arracher, d’étrangler et de guérir, de démolir et de bâtir, de pleurer et de rire, de gémir et de danser […] De chercher et de perdre, de déchirer et de recoudre, de se taire et de parler, d’aimer et de haïr. »

Le conflit d’ambivalence dont parle Freud est sur fond d’un temps qui fait dire que les choses arrivent « en leur temps ». Faute de quoi, c’est vers une ambitendance mortelle que le sujet va tendre. Le patient maniaco-dépressif est frappé, comme nous le savons, par le « gel du temps », voire sa pointe extrême : l’immortalité dont parle le délire des négations ou syndrome de Cotard.

Reste à établir pourquoi certains sujets amplifient ainsi cette forclusion du rythme qui va s’accélérant. C’est peut-être que des trous de l’imaginaire narratif constitués tôt dans l’enfance font appel d’un redoublement ravageur sur la perception intime de la temporalité. Seule une étude casuistique éclairerait cette hypothèse.

Forclusion ou forclusions ?

La psychose maniaco-dépressive est-elle sous le joug de la forclusion du Nom du père ? Faut-il dire la forclusion ou bien les forclusions ? Nous tournons depuis quelque temps autour de cet embarras. Pour le praticien hospitalier, il existe une nette séparation entre le champ des paranoïas et celui de la manie, de la mélancolie et de la psychose maniaco-dépressive. Même la manie dite délirante ne présente pas les mêmes caractéristiques que ce qu’on appelle délire. Bien sûr, il y a des ponts et des entrecroisements et le carrefour commun du Cotard. Cependant, une question de fond insiste : la grande unification proposée par Lacan lors de son séminaire sur « les structures freudiennes des psychoses » est le paradigme de la forclusion du Nom du père – vaut-elle pour toute psychose ? Et en particulier pour la psychose maniaco-dépressive ? Avons nous vraiment trace chez nos patients d’un embarras spécifique à l’endroit du signifiant père ou de la filiation ou de la position sexuée ? Quitte à surprendre, voire décevoir, nous proposons qu’en son époque Lacan avait surtout spécifié le mécanisme générateur du champ des paranoïas entendu au sens large : paranoïas classiques, psychoses passionnelles, paraphrénies, schizophrénies paranoïdes. Le trou béant du signifiant père venant dans tous ces tableaux cliniques appeler un autre trou au niveau de la signification phallique. Nous renvoyons au superbe article de Lacan « D’une question préliminaire à tout traitement possible des psychoses [2] ».

Nous ne pouvons nous convaincre qu’il en va ordinairement de même dans la maniaco-dépression et reprenons à cet endroit la prudence de Freud mettant à part cette forme de psychose. Comme nous l’évoquions précédemment, nous cherchons davantage du côté des forclusions de ou dans l’imaginaire, tentant par exemple de repérer comment la forclusion d’un imaginaire narratif fera retour dans l’imaginaire spéculaire.

Tout cela est proposition et hypothèse.

La « topologie, c’est le temps », dira Lacan dans un dernier trait. Comment conjoindre le temps et la présence de cet objet qui dans la mélancolie objecte à la représentation aussi bien qu’à la relation à l’autre ? Comment conjoindre la perte de la vision mentale et l’anesthésie affective dans une lecture renouvelée des forclusions ?

C’est un des défis pour écrire les structures lacaniennes des psychoses.

 

 

[1]

J. Starobinski, L’encre de la mélancolie, Paris, Le Seuil, 2012.

[2]

J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.

error: Contenu protégé