Édito de décembre 2021 par Luigi Burzotta,

Président d’honneur de la FEP

Le féminicide ou la « forclusion du féminin »

Les titres et aussi bien les propositions de communication que nous recevons pour le prochain colloque de juin 2022 à Trieste, témoignent heureusement de la diversité et de la pluralité de positions théoriques des intervenants sur le thème du colloque, diversité et pluralité qui font la richesse de notre FEP, qui est née comme une institution qui s’inspire de l’enseignement de Jacques Lacan.

Dans cet esprit, je dirai que ce sujet, le malaise du sexuel ne peut être traité dans cette ren- contre psychanalytique sans faire intervenir la région dessinée par Lacan dans l’Ethique, comme ce champ central à la limite duquel le parlêtre s’arrête, parce qu’à ce moment la fonc- tion du désir lui impose d’entrer dans un rapport fondamental avec ce que Lacan appelle « l’entre deux morts », là où le désir relie le sujet au niveau de l’expérience qui l’affronte avec le désarroi absolu.

Dans cet état de détresse, Hilflosigkeitt, où l’expérience de l’altérité met le parlêtre dans un rapport à lui-même de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas, pour éviter le risque de cet affronte- ment que l’appel du désir lui impose, une voie de fuite pourrait être, parmi les autres évite- ments, ce que j’appelle « la forclusion du féminin ».

Parmi les nombreuses implications et incidences, que le terme « féminin » garde dans l’ensei- gnement de Jacques Lacan, le plus étonnant c’est l’affinité du « féminin » avec la « lettre ». Le « féminin », adjectif ici substantivé pour désigner la femme en tant que Hétéros, n’est pas tant à prendre comme le signifiant qui pouvait identifier la moitié des êtres qui parlent, ni sim- plement le signifiant qui pourrait être impliqué dans la soi-disant bisexualité.

Il est ce « féminin » qui caractérise une position dans l’inconscient : parce que dans la théorie, pour Lacan, « la Femme dans son essence, si c’est quelque chose, et nous n’en savons rien, elle est tout aussi refoulée pour la femme que pour l’homme » (12 mars 1969).

 À partir de la reconnaissance de ce vide dans la structure subjective, le « féminin » comme position dans l’inconscient, devient cette disposition féconde qui permet à tout et chacun de recevoir et accueillir les dons du symbolique.
Il s’agit de cette position autre, cette altérité, « ce lieu de sa propre loi dans l’autre » où, même « l’homme sert ici de relais pour que la femme devienne cet Autre pour elle-même, comme elle l’est pour lui » (J. Lacan, Ecrits, p. 728).
C’est pourquoi Lacan peut dire que : « Disons hétérosexuel par définition, ce qui aime les femmes, quel que soit son propre sexe » (J. Lacan, Etourdit, 1972).
La lettre enfin c’est le lien mystérieux du « féminin » au père dans la fonction normative du Nom.
Tout absorbé par les dynamiques conjugales, le rapport de Freud à la femme reste accroché à la demande : « Que veut une femme ? » ; mais c’est ici que le « féminin » se dérobe et que Freud a laissé tomber la Chose, chaque fois que la clinique lui a montré le visage de sphinx de ce vide structurel.
Une tentative de solution pour surmonter la question du désir est celle qui remonte au XIIIème siècle avec l’expérience de l’amour courtois, un phénomène littéraire où le poète chevalier servant fait dans la fiction le sacrifice à la dame de ce qu’il a, mais un tel sacrifice exige que celle qui le reçoit soit apte à le recevoir, et c’est pour ça qu’elle doit d’abord être élevée au rang de quelque chose, qui est ce pourquoi, pour des raisons de structure, ce sacrifice se fait. C’est le quelque chose qui est lié à la mère, mais qui aussi la transcende : das Ding l’a nommé Freud, la Chose.
Nous savons bien que ce procès d’idéalisation, au dehors de telle époque bien déterminée, conduit à l’impasse de la névrose obsessionnelle, parce qu’il s’agit toujours d’un évitement du nommé champ central dessiné par Lacan.
En formulant cette hypothèse de forclusion, qui veut dire rejet radical, je ne veux pas faire passer l’idée que, là où une culture androcentrique prévaut, il se met en acte une dévaluation de la femme de façon qu’elle ne jouit pas de la plus grande considération, apparemment c’est plutôt le contraire qui est vrai.
Là où elle est reléguée dans la maison, par exemple dans le monde arabe, officiellement on est plein de prévenances et d’égards pour elle, au point que la superfétation de l’image réelle du corps féminin, que l’on observe dans la publicité et dans tous
les moyens de communication du monde occidental, est considérée dans ces milieux éthiques comme un outrage.

En parlant de forclusion du « féminin », ce n’est pas ce registre-là que j’évoque, mais je soutiens qu’il y a du « féminin » qui garde sa place dans la structure, qui est la place d’un vide fécond où s’ori- gine toute créativité dans l’économie subjective du parlêtre.
Face à ce vide par contre, quelques hommes, ayant perdu l’appui éphémère d’un phantasme évanouissant, restent en proie au désarroi le plus absolu et, faute de s’affronter à la traversée de cette zone où est exigée l’expérience radicale de la solitude en rapport à son propre être, ne trouvent d’autre voie d’en sortir que le passage à l’acte de la violence envers celle qui à ce moment, pour eux, n’est plus qu’un corps réel privé de la parole.

Dans cette pente il s’avère que ces voyous, plongés dans une fureur des plus aveugles, vont toujours plus bas, jusqu’à l’effondrement dans l’abîme du féminicide.
Cette débilité de l’homme pourrait expliquer, quelque fois et dans certaines relations de couple, le silence apparemment consentant d’une femme, qui subit la violence exercée par la conduite de son « aimé », avant qu’elle ne recherche le lieu de parole ailleurs que dans cet endroit étouffant, pour regagner l’altérité perdue et éviter le pire.

 

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