Retour au fait clinique

Jean-Jacques Tyszler

Les journées de la Fondation Européenne pour la psychanalyse à Madrid ont fait un beau retour sur la question du « fait clinique » en choisissant d’accoler deux signifiants non congruents l’un vis à vis de l’autre : l’angoisse et la dépression.

L’angoisse fait partie de la boîte à outils freudienne avec en particulier le célèbre triptyque « inhibition, symptôme, angoisse », Lacan en soulignera son rapport à l’objet du désir ; la dépression est devenue un mot fourre-tout, un mot valise désignant un état, un épisode, un trouble biologique, une maladie …et qui colle parfaitement avec la déprime sociale contemporaine.

 

La méthode utilisée dans le rapprochement de deux termes ainsi choisis est celle du magnifique texte « Deuil et Mélancolie » : Freud y énonce d’emblée que le deuil n’est pas une maladie mais qu’il ne sait pas comment on en guérit et que pour la mélancolie, au sens psychiatrique, il manque de connaissances et d’expérience.

Néanmoins il fait jouer ces deux trous dans le savoir, l’un vis à vis de l’autre, pour avancer à tâtons par comparaison et différence.

Qu’est-ce qu’un fait clinique ? 

 En médecine la clinique était classiquement construite au lit du patient et dans les discussions entre praticiens ; la clinique réunit des phénomènes plus ou moins disparates dans un corpus qui peut se transmettre ; il faut rappeler que la médecine n’est pas une science exacte, ce que le scientisme ambiant méconnaît.

En psychiatrie, le fait clinique surgit pour essayer de décrire et de systématiser des entités insolites ; pensons à l’élaboration de l’automatisme mental par G de Clérambault.

Souvent le fait clinique est assuré au prix de disputes et de controverses ; ainsi le regroupement des psychoses passionnelles à l’écart de la paranoïa, que Lacan récusera au départ pour l’admettre lors de son séminaire sur les structures freudiennes des psychoses, en rendant hommage à son maître en psychiatrie. « Qu’est-ce qu’un fait clinique? », c’est le titre que Marcel Czermak donna à son article dans le numéro du Journal Français de Psychiatrie consacré à cette question.

 

Et y apparaît déjà la difficulté particulière de spécifier les choses pour la psychanalyse, y compris dans un champ en étroit partage avec la psychiatrie, comme celui des psychoses.

« A quoi correspondent dans les psychoses, ces faits toujours mal repérés, pas identifiés comme tels, de la concomitance des phénomènes d’unification et de décomposition ? Sont-ils appréhendables et notables si on n’a pas la catégorie du réel, du symbolique et de l’imaginaire, si on n’a pas la catégorie de l’objet … ? » (Marcel Czermak, JFP numéro 30).

Dans le même numéro, Gérard Pommier essaie de répondre au même souci : comment rendre compte objectivement d’un fait clinique, qui est avant tout « de parole ».

Il note au passage que même si chaque cas est singulier, l’emprunt à une commune conceptualisation est nécessaire.

« Il existe un corpus conceptuel psychanalytique, des axiomes, une immense littérature expérimentale écrite en langue vulgaire et à la disposition de quiconque…seule la technique psychanalytique est singulière. Ce qui ne fait pas de la psychanalyse une « non-science ».

« La singularité de chaque feuille d’arbre n’empêche pas de faire de la botanique. » .

Ce qui se dit dépend de qui écoute 

Cet aphorisme de Marcel Czermak est le fil de recherche cette année à l’école psychanalytique de St Anne.

 Le fait clinique est ce qui aura pu être dit, ce qui aura pu être entendu.

Rappelons au passage toute l’importance du Verbatim, de la prise de notes.

La psychanalyse ne se conçoit pas sans le transfert, tel que Freud en établit les linéaments.

Ceci ne vise en aucun cas à coup sûr à souligner les différences connues du style, d’un praticien à un autre mais plutôt, par-delà les doctrines et les théories, à essayer de comprendre ce qu’est une position analytique, dans le transfert mais également ce qu’est une position analytique dans la Cité.

L’inconscient du psychanalyste permet à ce dernier d’entendre telle parole, mais aussi à l’occasion peut l’empêcher d’écouter car il peut exister des points de concordances ou de discordances avec l’inconscient du patient.

Cela a été travaillé durant les dernières journées d’étude de la Société de Psychanalyse Freudienne avec ce titre magnifique « S’étranger de soi, s’approcher de l’autre ».

Cette ouverture et ces interrogations restent bien entendu à poursuivre.

La psychanalyse n’est pas uniquement un discours, au sens où Lacan le spécifiait, sinon elle prend le risque de l’idéologie.

Ainsi les débats sur l’identité sexuée quittent régulièrement le terrain de la disputatio classique faute de recueillir justement les faits cliniques, les paroles et les silences.

Faute d’écouter avant que de conclure.

Une grande étude sociologique vient de sortir sur la sexualité des français, et qui apporte du nouveau pour qui souhaite se documenter.

La Fondation Européenne pour la Psychanalyse s’honore d’avoir mis souvent l’accent sur le refoulé de nos sociétés : ce qui touche à l’enfant, au féminin, à l’exilé, à l’étranger, au sans domicile dans la Cité. Nous garderons ce fil rouge du Lien social, qui est un des marqueurs de la Fondation, dans une prochaine collaboration.

Clinique et Politique, encore deux signifiants non congruents que nous souhaitons nouer et partager.

La Fondation a aussi le vœu de participer à un travail de recherche sur les psychoses, leur abord aujourd’hui, et remettre sur l’établi les formules canoniques comme la dite « forclusion du Nom du père ».

Elle s’essaie ainsi, autant que faire se peut, à transmettre, voir transformer, inventer…

Pour que la psychanalyse elle-même reste un Fait clinique, un point d’acte dans la civilisation.

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