Anorexie sexuelle et anorexie sociale.

La perte impossible

Laura Pigozzi

La sexualité telle que nous la connaissions au siècle dernier n’est plus le pivot d’une relation amoureuse : les couples « blancs » se multiplient, et pas seulement après la naissance du premier enfant. La maternité – de plus en plus technicisée et déliée de pratiques amoureuses avec son partenaire – a pris, chez les jeunes femmes, la place du rêve de mariage, du fait aussi d’une idéalisation exagérée de l’être mère.

 La désexualisation des nouvelles générations a un autre effet déconcertant : elle contribue à diminuer l’investissement entre pairs qui, même sous la forme sublimée de l’amitié, se nourrissait d’Éros.

 Ce serait une erreur d’attribuer l’asthénie érotique des jeunes à des variables historiques de l’époque comme la pandémie, qui n’a fait que dévoiler, en les mettant au jour, des tendances déjà présentes chez les adolescents, comme la figure de l’hikikomori témoigne. L’hikikomori, au fond, est une espèce de Bartleby de Melville, i would prefere not to, l’expression n’est pas incorrecte en anglais mais Deleuze la définit comme a-grammaticale – on pourra dire une abstention de règle -, une formule entre affirmation et négation, entre acceptation et refus, entre défi mémorable et anéantissement de soi, ce qui est aussi une position emblématique de l’adolescence. 

Cet entre-deux qui représente un lieu où les tensions se manifestent, où le sujet est pris entre deux états ou deux dimensions, dans une impasse qui pourtant est aussi souvent un processus de désir, nous dit que l’être humain est déjà fluide, et l’a toujours été : pour le savoir psychanalytique, la frontière entre l’homme et la femme est poreuse et mobile, et vouloir la fixer dans un choix définitif d’un genre pourrait faire imaginer qu’il existe un prototype d’homme ou de femme auquel aspirer. Lorsque nous serrons quelqu’un entre nos bras, nous ne savons pas d’abord si psychiquement, il s’agit d’un homme ou d’une femme. Les mots « homme » et « femme » sont des « signifiants qui tirent leur fonction du langage et ne sont pas là pour répondre de leur biologie. De quel sexe peut être un homme ou une femme ? », écrit Lacan.

L’asexualité est un mouvement représenté par l’ajout du A initial à l’acronyme désormais familier LGBTQ, devenu LGBTQ&A. Ses militants soutiennent que l’asexualité est une forme de résistance à la dictature de la performance érotique. Les plaintes des activistes asexuels rappellent, par certains côtés, la protestation des hikikomoris contre la performativité scolaire et sociale (même si, par ailleurs, ils peuvent être d’excellents performeurs virtuels) et celle des anorexiques contre l’abondance capitaliste de nourriture. Or, nous savons que ceux- ci ne sont pas des drapeaux agités toujours par le vent d’un désir vital, mais peuvent être des défenses qui passent pour une mortification et par l’abstention face à la vie : retrait social, retrait alimentaire, retrait sexuel sont des formes sous lesquelles la pulsion de mort peut organiser les symptômes juvéniles.

L’asexualité est une anorexie sexuelle dans laquelle le passage de l’enfance (sexualité autoérotique, ou absence de sexualité) à l’adolescence (sexualité tournée vers un pair) échoue. 

La perte impossible de ceux qui se retirent de la vie sexuelle, le deuil insurmontable est celui de l’enfance.

Des estimations non officielles indiquent qu’environ 2% de la population mondiale a fait le choix de l’asexuel : malheureusement, les faits cliniques laissent percevoir des tendances très répandues parmi les jeunes. 

 Ils revendiquent une étiquette qui les reconnait comme exclus du monde érotique dans lequel, au contraire, autrefois les jeunes avaient toujours rêvé d’entrer. Si le sexe est une composante incontournable de la rencontre amoureuse, le refus de la sexualité indique que, pour ces jeunes, les relations ont perdu de leur attrait, même si c’’est vrai que la rencontre sexuelle est souvent un tourment (« il n’y a pas de rapport sexuel » semble plus vrai pour les jeunes). 

La revendication asexuelle est un discours et le thème de l’exploitation du corps d’autrui n’est pas si étrange à une époque où les parents, avec leurs prétentions de proximité envers leurs enfants et leurs mains toujours prêtes à les caresser, les retiennent, en fait, à l’écart de la vie avec leurs pairs. 

Beaucoup d’entre eux, en effet, ont subi une forme d’exploitation en tant qu’aidants affectifs de leurs parents, même si cela n’est pas pour eux une position consciente.

L’asexualité est aussi répandue parmi les jeunes gens en transition dont beaucoup veulent appartenir à un genre différent ou fluide, sans que cela implique nécessairement une sexualité véritablement fonctionnelle. Ce qui semble en jeu dans la transition n’est pas la possibilité légitime d’avoir une vie sexuelle, mais plutôt une certaine image de soi. La sexualité avec l’autre serait aussi une façon de découvrir quelque chose de fondamental sur soi-même mais il semble maintenant que le sentiment subjectif soit devenu une pratique de self-identification, ou self-id, c’est-à-dire d’auto-identification. 

Parfois, le changement de genre, tout comme l’asexualité, n’apparaît être qu’une manière de se fermer à l’Autre, peut être pour rétablir sa fonction et ses contours.

Que peut-on lire dans le traitement du corps transgenre ? Ne serait-ce qu’un autre travestissement idéalisé du vieux narcissisme ou bien serait-ce la nouvelle requête d’une forme, d’un nouveau bord, d’un contenant autodéterminé ? Serait-ce le désir, mal réalisé, d’une frontière qui tiendrait à distance la pulsion envahissante de l’Autre sans le déclarer explicitement – et donc sans faire souffrir personne – sinon en s’agressant soi-même ? Manipuler le corps est-elle ici une opération de jouissance de la frontière qui travaille sur l’image en supprimant des protubérances ou en ajoutant de nouvelles, ou bien propose-t-elle d’autres messages ? Qu’est-ce qui est en jeu à travers la reconstruction de son propre corps ? Une appropriation d’un soi exploité ? L’asexualité serait-elle aussi une forme de récupération d’une subjectivité expropriée ?

A ce sujet avançons une hypothèse : les enfants de ces générations n’ont pas toujours leur propre corps. Les enfants d’aujourd’hui ont des corps trop fréquentés par les mains des adultes : des papas et mamans qui caressent encore leurs enfants adolescents, qui les embrasse sur la bouche et autres attitudes qui montrent peu de respect pour leurs corps. 

On pourrait penser qu’avec l’arrivée du cycle et des premières pollutions, les mains des adultes devraient se retirer en bon ordre, et avec elles le désir que les enfants restent des enfants. 

L’adolescence est le moment où le corps devient celui du jeune. Exclusivement le sien. L’empêcher, pourrait provoquer chez eux une rébellion sous la forme d’une auto-agression, qui est l’une des manières les plus répandues d’exprimer le malaise familial.

Il n’est, alors, pas invraisemblable que l’une des raisons pour lesquelles on demande de changer de sexe soit un désir inconscient de réappropriation de soi. Et peut-être aussi une forme d’opposition au, pour ainsi dire, « travail biologique » des parents ». 

 À une époque où, comme jamais auparavant, le désir des adultes plane sur la tête de leurs enfants de façon péremptoire, cela ne pourrait-il pas déclencher une réponse tout aussi absolue ? Une tentative extrême d’échapper aux adultes envahissants, de se détacher du projet des parents, de se distinguer radicalement d’eux, de se séparer, maladroitement certes, surtout lorsqu’une séparation préparée, et dans les temps appropriés, n’a pas eu lieu ? Un ultime recours, inconsciente, pour se redésigner et redessiner soi-même.

 Le trans est la figure la plus emblématique de la façon dont le monde moderne traite la frontière. D’une part, il l’outrepasse, caractéristique déjà contenue dans son nom, mais aussi, malgré son apparence, il la rigidifie. Pour lui, les deux sexes sont conçus comme opposés, annulant de fait la catégorie conceptuelle de « gender fluid » à laquelle ce mouvement pourtant se réfère. 

Les tentatives de réassignation de genre ou de changements corporels peuvent paradoxalement figer une frontière qui devrait rester souple. 

 Masculin et féminin ne semblent pas être vus dans leur continuum, mais comme des entités antithétiques, ce qui révèle une emphatisation du côté biologique brut – le côté réel, hormonal, génital.

En le confiant au scalpel, le corps est traité non pas comme un impossible, un objet a, mais comme n’importe quel objet technocratico-biologique, un objet sur lequel n’importe quelle opération est possible (et plausible).

 Comme l’écrit Lacan, les hommes peuvent se sentir bien « aussi du côté du pas-tout […] ils entrevoient, ils perçoivent l’idée qu’il doit y avoir une jouissance qui est au-delà. La psychanalyse est donc, déjà, non binaire. La bande de Moebius indique le continuum qui existe entre les deux genres.

Se dire homme ou femme ou neutre ou asexuel ne nous débarrassera pas du poids de la sexualité et ne nous libérera pas des impasses du non-rapport sexuel.

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